Université
de Provence Aix-Marseille I
Faculté
de Lettres et Sciences Humaines
2001/2002
L’EXISTENCE SOCIALE DES
MOTARDS
Introduction à une
sociologie des motocyclistes en France
sous la direction
de
Jacques
Lautman
Table
des matières
1. UTILITES ET USAGES DE LA MOTO-- 13
1.1. Approche de l’économie
néoclassique- 14
1.2. L’individualisme méthodologique et les
bonnes raisons de faire de la moto- 19
1.3. Les limites de la vision
utilitariste- 24
2. LA SIGNIFICATION SYMBOLIQUE DE L’USAGE DE LA
MOTO-- 29
2.1. Utilisation de la moto et théorie
traditionnelle de la violence symbolique- 30
2.1.1. L’esprit de compétition- 36
2.1.2. Effets de snobisme et de démonstration dans l’utilisation de la moto- 39
2.2. Le champ des motards : distinction
et autonomies relatives- 44
2.2.1. La constitution historique du champ- 44
2.2.1.1. Invention technique et maturation- 44
2.2.1.2. L’après-guerre : la moto-outil 48
2.2.1.3. Révolte et révoltés : les blousons noirs 52
2.2.2. Les modalités actuelles de la régulation du champ des motards 57
2.2.2.1. Transition et massification- 57
2.2.3. Psychologie transsubjective, genèse de la volonté d’être motard- 77
2.2.3.1. Les motards au bal populaire- 77
2.2.3.2. Les motards au bal des célibataires 89
3. LES FACTEURS DE COHESION SOCIALE AU SEIN DU
GROUPE 107
3.1. La compétition comme forme d’intégration
et de socialisation de la communauté motarde 108
3.2. La communauté de croyance des
motards- 113
3.2.1. L’application de la sociologie de la religion au phénomène motard- 113
3.2.2. Le sacré motard et le profane commun- 114
3.3. Radicalisation de l’analogie entre
religion et moto- 121
L’objet d’études de ce mémoire se veut, dans un premier temps, ouvert : il concerne, a priori, tout ce que l’on peut appeler une moto, c’est-à-dire tous les engins motorisés à deux roues faisant l’objet d’une utilisation sur le réseau routier français.
Toutefois, au fur et à mesure de l’étude, on sera
amené à redéfinir le terrain d’étude en fonction des propres critères
d’exclusion du champ,
c’est-à-dire des définitions légitimes qu’en donne la population impliquée dans
la pratique.
Ce qui équivaudra donc à opérer un resserrement en
fonction des efforts des plus impliqués, des plus dominants du champ pour imposer leur
définition légitime de la pratique. Loin de toute prétention à l’objectivité, ce
mémoire s’efforcera donc de se situer au cœur du champ, là où se situe sa plus
grande autonomie
relative, et sa plus grande spécificité par rapport aux autres champs sociaux de
pratiques de loisir. C’est seulement par ce biais que nous arriverons à
raisonner sur ce qui forme l’image idéal-typique de la pratique motocycliste. La
délimitation du champ motard
dans son cœur, nous permettra de saisir le propre du champ, la nature des règles du
jeu qui président, par extension, au fonctionnement du champ dans son
ensemble.
L’analyse ne se soumettra pas d’emblée à un
paradigme sociologique particulier, mais utilisera au contraire différentes
approches théoriques dans leur complémentarité. Nous nous efforcerons de mettre
en application une vision pluraliste, non dogmatique de l’analyse, pour
appréhender le phénomène motard. C’est pourquoi seront utilisés le modèle
utilitariste des économistes (en termes de coûts/avantages), et, par extension
la sociologie individualiste méthodologique. L’apport de ce paradigme nous
permettra de le dépasser pour considérer finalement la moto comme une activité
d’accumulation de capital
symbolique, concept dont la fonction heuristique résulte de la nécessité de
comprendre les phénomènes proprement symboliques, par exemples les rituels
pratiqués dans le champ
motard, les stratégies d’accumulation de prestige et d’honneur, éloignées de
l’accumulation économique, seule prise en compte par une vision strictement
utilitariste.
Le lien entre pratique moto et théorie de la violence symbolique sera
exploré à travers les apports de Veblen, qui donne une introduction générale à
la théorie traditionnelle de la violence symbolique. Nous
nous servirons ensuite de la théorie de Bourdieu pour affiner l’analyse des
pratiques et des luttes au sein du champ, qui utilise de manière
cachée la violence
symbolique. Dans ce cadre on étudiera de façon fine les trajectoires sociales des agents
et par rapport à qui les motards se distinguent.
Ensuite nous tâcherons d’aller au-delà de la
théorie de la violence
symbolique et de montrer la signification sociale de l’existence des
motards. L’enjeu sera de montrer en quoi la cohésion du groupe est permise par
des valeurs particulières au champ comme la compétition.
Finalement, nous tenterons, à travers des analogies structurales, de démontrer
en quoi cette communauté peut être considérée comme une forme laïcisée de
religion, cette analogie entre religion et moto nous amenant à expliquer et
comprendre les risques que prennent les motards dans leur pratique.
En conclusion, nous tenterons à la suite de notre
analyse sociologique de donner notre avis sur une politique publique visant à
permettre de ralentir l’anomisation du champ des motards tout en
sauvegardant en toute sûreté l’échange symbolique ayant lieu
dans ce champ et qui fonde
toute sa richesse sociale.
Il s'agit ici d'entreprendre une tâche de physique sociale, ce faisant la statistique nous semble être le meilleur outil pour une première approche, générale, des faits sociaux en ce qui concerne une population statistique trop vaste et trop dispersée pour être appréhendée par une approche purement interactionniste.
C'est pourquoi, avant de tenter d'approfondir la recherche, dans un mouvement du général au particulier, de la macrosociologie à la microsociologie ou encore de l'objectivisme à l'interactionnisme, le corpus de l'étude (corpus qui fait partie intégrante du terrain) sera composé, dans la mesure du possible et des données disponibles, de statistiques formelles d'identification des motards.
Replacer ces derniers au sein de la structure sociale et de la distribution globale des pouvoirs (économique, culturel, social) sera le biais indispensable de la confrontation des hypothèses fondamentales de l'anthropologie sociologique avec les faits.
Notre méthode prendra en compte de nombreuses enquêtes disponibles sur les motards et relevant indirectement de la sociologie ou donnant des indicateurs sociologiques. Sans les prendre pour argent comptant, les enquêtes les plus larges seront d’abord exploitées, et notamment un important corpus de sondages, principalement commandées par la presse moto ou par des organismes ayant vocation à promouvoir la sécurité routière.
Le corpus d’entretiens nous sera fourni par deux thèses de sociologie réalisées sur les motards. Ces thèses, partant d’enquêtes de terrain portant sur tout le territoire national, nous soulagent d’un travail impossible à réaliser dans le cadre d’un humble mémoire. Le corpus d’entretiens est particulièrement fourni, de même que les informations statistiques. Une des thèses approfondit même la recherche en citant en annexes de nombreux rêves de motards, ouvrant ainsi la voie à une archéologie de l’inconscient motard. Même si ces deux thèses sont datées (respectivement de 1977 et 1986), elles fournissent de quoi caractériser des idéaux-types motards, à travers la présence, dans les entretiens, des motivations durables qui président à la pratique de la moto depuis la dernière révolution qui y eut lieu, c’est-à-dire l’introduction des motos japonaises sur le marché à la fin des années 1960.
Etant personnellement impliqué dans le champ, je suis à même de cerner ce qui fait l’esprit motard et qui le faisait à l’époque, les valeurs persistantes du champ, à travers la confrontation de mes propres expériences de motard avec les entretiens rapportés par ces thèses. Ayant beaucoup voyagé à moto, en Europe et en Asie, ayant travaillé à plusieurs reprises avec la presse moto pour laquelle j’ai effectué plusieurs reportages (notamment à l’étranger), des essais de moto, des articles sur des rassemblements de motards de diverses sous-catégories du champ, je pense être à même de relever la pertinence et l’universalité relative (si je puis dire) des propos de motards retranscrits dans les thèses, et dont ce mémoire s’illustrera fréquemment à des fins démonstratives.
Personnellement situé à la limite du champ de par mes origines sociales[1], je suis dans une position d’extériorité relative, par rapport au moins aux habitus les plus communément rencontrés au sein du champ. C’est cette distance qui me permet de tenter une objectivation du champ, qui ira du général en particulier pour essayer de s’appuyer, en dernière analyse, sur un idéal-type de l’esprit motard tel qu’on l’aura dessiné tout au travers du mémoire.
Malgré mon extériorité relative qui me confère la possibilité d’une position d’observateur, je satisfais tous les pré réquisits nécessaire à la pratique, je possède donc le permis de conduire A – toutes cylindrées – depuis octobre 1999, j’ai des amis très proches qui sont motards, je respecte les codes en vigueur dans le champ. J’ai pour ainsi dire une position d’entriste dans le champ, ce qui me permet d’en cerner à la fois les mécanismes discriminatoires comme les mécanismes intégrateurs, ce qui relève de la ségrégation et ce qui relève de la cohésion, que ces mécanismes soient légitimés ou non au sein du champ, que ce soit par les dominés ou par les dominants.
Pour les motards, les enjeux socio-politiques sont nombreux. Au premier de ses enjeux figure leur sécurité, la question de la vie et de la mort, puisque cette population est particulièrement exposée au risque routier.
Il y a une dimension sociologique cachée de
l’accidentologie, qu’elle concerne d’ailleurs les motards ou les automobilistes.
Le sexe, l’âge, le niveau d’éducation, le lieu de résidence, accessoirement le
revenu, voilà ce qui vous destine, ou pas, à figurer dans les statistiques de la
Sécurité routière. Comme un dangereux secret, celle-ci tait que se tuent en
voiture les jeunes hommes faiblement éduqués et chômeurs qui habitent la
province. Parcourrait-elle dans l’année le même nombre de kilomètres, une
Parisienne de quarante ans, diplômée et salariée, n’a pratiquement aucune chance
d’être accidentée. On aurait dit autrefois que l’accident de la route est le
fléau des classes laborieuses; en
fait, il est aujourd’hui surtout celui des classes
chômeuses.
La pathologie routière traduit la condition
sociale aussi fidèlement que le fait le casier judiciaire. Il y a d’ailleurs de
curieux prolongements à cette similitude : aux Etats-Unis, les services
fiscaux croisent leurs fichiers avec ceux des chauffards. Ils savent que la
proportion de fraudeurs est beaucoup plus grande parmi ceux qui brûlent les feux
rouges que parmi ceux qui les respectent, que le rapport à la loi, et d’une
façon plus générale, à la règle s’exprime par le truchement de la
voiture.
La violence routière est d’autant plus subie que
la domination sociale est familière. L’accidentologie montre qu’un chômeur a 87
% de chances de plus qu’un cadre supérieur d’être tué dans un accident de
voiture, et un ouvrier un peu plus de deux fois plus de chances d’être blessé
gravement. Toutes les pathologies sociales semblent converger vers l’accident de
la route.
On affirme que l’apprentissage précoce de la
conduite (la « conduite accompagnée ») réduit considérablement le
risque d’accident durant les premières années au volant. On bâtit toute une
théorie du savoir, de l’expérience, sur cette hypothèse de bon sens : on
conduit mieux si on se prépare à conduire. Mais il y a un fait social caché
derrière les résultats : les jeunes gens qui pratiquent la conduite
accompagnée appartiennent à des milieux où on leur apprend, dès le plus jeune
âge, à gérer le risque.
Il se pose donc en fait avant tout, la question de savoir si le mouvement qui consiste pour un individu à adopter une conduite spécifique et qui tend très souvent à être à l'écart des normes les plus répandues n'est pas sous-tendu, partiellement déterminé, par des effets de domination ou, ce qui revient au même, de trajectoire sociale. La question qui se pose pour le chercheur qui étudie les motards est donc au moins de replacer différentiellement cette pratique au sein des pratiques quotidiennes ou de loisir, en cherchant à faire coïncider les spécificités de la pratique étudiée avec l'histoire sociale des agents qui y sont impliqués.
Le statut de la pratique motocycliste est de plus en plus ambigu, sociologiquement et symboliquement. Le passionné, figure idéal-typique du motard, va cumuler une utilisation quotidienne de la moto (pour ses déplacements de travail, etc.) et une utilisation de loisir (balades, voyages) qui toutes deux s'interpénètrent et sont donc statistiquement difficilement déterminables. Bien qu'il semble que cette indétermination relative penche plutôt du côté du loisir par rapports aux autres modes de transport, il apparaît que la pratique la plus voisine est celle de l'automobile.
C'est le pendant "légitime" de la pratique motocycliste, pratique marginale, pratique d'"outsider" par excellence que l'on doit voir dans l'automobile. Les deux modes de transport remplissent le plus souvent la même fonction de déplacement (en particulier dans l'utilisation quotidienne) mais la charge symbolique qui s'y trouve investie est différenciée, notamment du fait que l’investissement utilitaire est primordial dans l’automobile.
Il est nécessaire de constater que des différences objectives qui ne sont que des différences de degrés servent à différencier ou même mieux, à distinguer les motocyclistes d'une manière qui est subjectivement perçue et mise en scène comme radicale. Prenons l'exemple de la mortalité due aux accidents de la route, qui est environ quatre fois plus importante chez les usagers de motocycles (toutes catégories confondues) que chez les automobilistes. Cette dangerosité, perçue tantôt par les automobilistes, tantôt par les motards, sert dans un cas la dénonciation ou plus simplement le rejet, et dans l'autre va alimenter toute la symbolique de l'univers du motard vers des valeurs telles que la compétition, la prise de risque ou encore l'illégalité qui trouvent leurs vraies raisons d'être dans le fait qu'elles sont aux antipodes de la recherche de "confort" de l'automobiliste.
Il y a donc une marginalité propre de l'univers motocycliste dont il convient d'étudier les déterminations à travers le recoupement statistique et l'analyse microsociologique.
La pratique motocycliste implique la mise en question du corps, de l'intégrité physique des agents. Elle s'appuie sur l'horizon symbolique indépassable de la mort, et échappe en cela aux contrôles ordinaires. C'est une pratique qui fait peser une sorte de menace « terroriste » (à travers les grands excès de vitesse, les attentats sonores des pots d'échappement libres) sur l'autorité la plus légitime et qui, de ce fait, demande de la part des pouvoirs publics une attention particulière, qui sache aller au-delà de la simple répression.
La question, à laquelle on doit tenter de répondre à travers l'approche sociologique, est celle de savoir si l'investissement du motard dans sa pratique est nécessairement le signe de la compensation d'un manque de pouvoir symbolique. L’acceptation de la mise en jeu du corps, qui fait partie des conditions d'entrée dans la pratique, par les agents, serait-elle le signe d'attentes sociales déçues ? Quelle est la nécessité stratégique de la mise en oeuvre d'une pratique à risque, si l'on essaie d'analyser la chose en termes de coûts et profits ?
Il faut se donner les moyens d’appréhender quelle est exactement la part de risque encourue volontairement ou consciemment par les acteurs. En l’absence de réalisme critique, le motard se condamne à être l’agent quasi-sacrificiel d’une structure sociale aveugle.
Il ne suffit pas de céder non plus au constat de l’impuissance des pouvoirs publics. Il est bien évidemment question, en matière d’infrastructures routières, de structures sociales figées de manière juridique, et le propos n’est pas d’appeler à la révolution. Toutefois, il faut bien savoir qu’au départ, il y a un problème d’incohérence (ou d’hypocrisie si on prend le point de vue des motards[2]) de la part des pouvoirs publics qui autorisent la circulation routière de véhicules qui atteignent les 130km/h lors même qu’ils n’ont pas enclenché la seconde vitesse (et les motos en comptent généralement six). Ce simple fait appelle nécessairement la critique, qu’elle soit radicale ou réformiste.
L’analyse classique, technique, s’arrête au constat sans se poser la question essentielle : qui sont ces utilisateurs d’ « engins de mort », quelle est leur place dans la société ? Sont-ils en mesure de décider de leur destin ou s’agit-il d’une sorte d’amor fati, de résignation face à un destin qui est d’abord social ?
Il paraît évidemment utopique d’essayer de redessiner les contours d’une société qui, structurellement, porterait les germes de l’égalité devant la mort de tous les individus qui la composent. Par contre, à défaut de pouvoir agir à la source sur des structures qui sont essentiellement des structures de pouvoir et qui tendent à attribuer à certains agents des manques qu’ils ne peuvent compenser symboliquement que par le défi, il appartient à l’Etat, à défaut de mieux, de prendre en charge les déviances et de les canaliser sans pour autant, dans la mesure du possible, porter atteinte à la liberté.
La problématique de cette étude est dictée par des impératifs pratiques : l'enjeu d'ordre public majeur pour les motards concerne la gestion du risque routier et il s'agit d'appuyer voire d'inventer de nouvelles solutions à ce problème. La vision du sens commun qui tend par excès de simplification à suggérer que la répression est l'unique solution aux problèmes de sécurité routière est dictée par un fatalisme (qui confine à l’angoisse).
Il faut en effet rappeler, que, statistiquement, les dangers que font encourir les motards aux tiers sont minimes. Les « entrepreneurs de morale », pour reprendre l’expression de Becker[3], qui prônent la sécurité sont donc peut-être avant tout concernés par le défi symbolique que représentent les pratiques « déviantes » ou, à la limite, suicidaires, des usagers de deux-roues motorisés.
L’étude des conduites à risque peut conduire à un rapprochement théorique avec les analyses du suicide développées par Durkheim. Suicide négatif par excellence, l’accident mortel à moto survient, dans 40% des cas, par le fait exclusif du conducteur (sans la faute directe d’un tiers).
En effet, c’est parce qu’il est porté par certaines valeurs de groupe, et de compétition en particulier, que le conducteur tentera de dépasser les autres, d’aller toujours plus vite, toujours plus loin, parfois donc jusque dans la mort. C’est le côté « altruiste » de ces conduites.
C’est aussi à travers le rejet de certaines normes dominantes, légitimes, et la démonstration ostentatoire de cette rébellion que, même peu intégré au groupe déviant, les conducteurs pourront aller jusqu'à affronter la mort. Il s’agit alors d’effets proprement anomiques.
Saisir les déterminations complexes qui pèsent sur ce milieu, c’est essayer de se donner la chance et de donner la chance aux acteurs qui le composent d’agir de manière autonome et éclairée sur les règles qui dominent la pratique. La maîtrise des coûts et des enjeux que nous tenterons d’esquisser n’est pas un appel à la « responsabilisation » des conducteurs, dans un sens hétéronome d’intervention du chercheur sur les « recherchés ». Il s’agit avant tout de leur permettre d’auto définir les règles du groupe, et cela avant qu’une intervention extérieure, étatique ou publicitaire, etc., soit nécessaire.
Nous nous garderons bien, et il nous semble que c’est la première erreur, la plus fondamentale et souvent la plus aveugle, de postuler l’existence a priori d’un « instinct de conservation » qui amènerait à justifier sans aucun discernement l’interdiction brutale du risque. Il faut au contraire accepter que la mort puisse être un élément positif, un élément de liberté, un événement qui puisse faire l’objet d’une ré-appropriation heureuse ou pour le moins plus heureuse que dans des groupes ou des sociétés qui se contentent de la forclore vainement alors même que le risque de mort est une constante de la vie. Toutefois, l’évolution des sociétés modernes le montre, il est impossible d’échapper à la tendance sécuritaire, qui se dessine très nettement depuis le « désenchantement du monde » qui est aussi un désenchantement de l’au-delà. Il nous appartient donc, sans tomber dans le piège de privilégier inconsciemment certains intérêts au détriment de certains autres, de chercher à jeter les bases d’une forme d’optimalité sociale au sein du groupe des motards. Comment entretenir à la fois la solidarité et la compétition, comment cumuler tous les gains ? Se libérer du risque tout en l’assumant ? Accepter la mort en restant vivant ? Nous tenterons de donner naissance, à travers ce travail, à quelques pistes de réflexion, et peut-être aussi, à quelques pistes de bitume.
L’approche scientifique que va nous permettre la
théorie économique est directement liée à l’estimation des coûts et profits
qu’engendrent l’utilisation d’une motocyclette.
Les variables prises en compte seront celles qui
peuvent faire l’objet d’une comptabilité, et, par là, d’une rationalisation
directe, c’est-à-dire, essentiellement, l’argent et le temps. Toutefois, nous
allons voir que d’autres facteurs, rationalisables eux-aussi, entrent en
jeu.
Le budget d’utilisation d’une moto est plus faible
que celui d’une voiture. Toutefois, c’est surtout le budget d’achat qui diffère,
une moto routière d’entrée de gamme coûtant à peu près 30.000F, soit la moitié
du prix d’une petite voiture neuve.
Par ailleurs, le budget d’entretien est à peu près
identique, la fréquence des visites au garage étant plus rapprochée dans le cas
de la moto (tous les 6.000 km).
La consommation d’essence, elle, est similaire. En
effet, les moteurs fonctionnent à des régimes de rotation plus élevés que celui
des voitures. La consommation moyenne se situe aux alentours de 6 litres aux 100
kilomètres.
L’aspect strictement pratique de la moto réside
surtout dans un fait non mesurable mais parfaitement évident quand elle
s’effectue dans un environnement urbain : il s’agit du gain de temps. En
effet, la moto a la capacité de se faufiler entre les voitures et ainsi d’éviter
systématiquement d’être bloquée, réduite à s’arrêter comme le sont les voitures
dans les embouteillages. Pour ce qui concerne les déplacements de travail, pour
la plupart effectués aux heures de pointe, le gain de temps est d’autant plus
grand.
Plus le rythme de travail est
« normal », plus la personne effectue ses déplacements aux heures de
rentrée et de sortie de bureau habituelles, plus le gain de temps est
évident.
La majorité de la population active urbaine est
donc potentiellement concernée par le gain de temps qu’est susceptible d’offrir
la moto. En dehors des « vrais » embouteillages, la moto permet
presque systématiquement un gain de temps puisqu’elle démarre toujours en tête
au feu rouge, qu’elle se faufile entre les voitures qui, si le trafic est dense,
roulent à allure réduite.
Par ailleurs, le stationnement des motos est
immédiat ; l’arrêt ou le stationnement étant tolérés sur les trottoirs, on
peut garer une moto devant l’endroit précis où l’on se rend, il ne nécessite pas
la quête parfois éperdue de la place de parking, qui redouble le découragement
des automobilistes.
Cet aspect pratique fait de la moto un outil
professionnel évident pour les coursiers urbains et péri-urbains qui ont pour
métier la course contre la montre, comme pour les médecins, ou encore les
gendarmes.
Le coût d’utilisation d’une moto et le coût du
temps de son pas chiffrables de la même manière. Toutefois, ils se recoupent. En
effet, le temps, constitue une ressource rare, tout comme l’argent. L’exemple de
Robinson[4]
est très représentatif.
Robinson, perdu sur son île déserte, doit aller
chercher de l’eau tous les jours sur une colline. Il consacre tous les jours un
certain temps à cette tâche. Toutefois, il pourrait, au lieu d’aller chercher de
l’eau, consacrer du temps à la construction d’une tuyauterie qui lui
permettrait, dans un temps différé, d’économiser ses
efforts.
En fait, et conformément aux théories du capital, il se trouve que
Robinson manifeste toujours une préférence pour le présent, liée à l’angoisse du
manque et au caractère indispensable de l’eau.
L’argent joue parfois le même rôle que l’eau pour
les agents économiques. Il est devenu la ressource primordiale de l’existence
(Marx l’avait démontré avec l’idée du fétichisme de la monnaie). Comme le temps
que l’on consacre à aller chercher de l’eau, à gagner de l’argent, contribue
proportionnellement à la quantité d’argent gagnée, il s’ensuit que la rareté
essentielle de l’argent est aussi une rareté essentielle du
temps.
L’économiste qui se penche sur la ville s’en donne
une représentation réduite aux catégories qui lui sont familières : des
prix ou encore des comportements réputés rationnels de localisation ou de
mobilité quotidienne, qui expliquent par exemple la ségrégation spatiale qui,
tendanciellement, repousse vers la périphérie urbaine les ménages aux revenus
les plus faibles, cependant que les plus aisés sont en mesure de payer la rente
foncière liée à la proximité au centre.
Car il faut rappeler que la mobilité quotidienne,
poussée par la croissance urbaine et son étalement, marquée par une possession
et un usage croissant de la voiture, implique une circulation en expansion. Mais
celle-ci s’écoule dans un réseau qui, quant à lui, reste figé dans une large
partie centrale. C’est sans aucun doute la contradiction économique majeure
portée par cette aventure de l’automobile dans la cité. Elle y a offert la
vitesse, du moins en regard de la traction animale, et la liberté des
trajectoires, du moins en regard des lignes de transport collectif ; mais
au bout du compte elle en compromet la fluidité en produisant de la congestion[5].
L’organisation de l’espace urbain tend alors à
suivre en apparence des critères de rationalité qui s’inscrivent dans des
contraintes de revenu et de temps.
Dans ces conditions, l’usage de la moto semble
idéal, parfaitement adapté à la ville.
Economiquement, on peut dire que la moto maximise
à la fois les gains de temps et d’argent, qui sont les deux ressources rares
essentielles. Cette aptitude à engendrer une translation vers le haut des deux
ressources économiques essentielles, sans perte relative de l’une envers l’autre
lui confère une efficacité, ou même une optimalité économique
indiscutable.
Donc il va y avoir de plus en plus d’agents qui,
en fonction de leur fonction d’utilité, qui les porte à
maximiser leurs revenus, vont considérer l’utilisation de la moto comme étant
préférable, c’est d’ailleurs le cas puisque d’après le théorème des préférences
révélées (qui veut que quand on roule à moto, cela témoigne de la préférence à
rouler à moto, de la même manière que quand on roule en voiture, même coincé
dans un embouteillage, on accepte d’en supporter le coût, donc on manifeste
aussi par là sa préférence), on constate un net accroissement du public des
motos ces dernières années, en particulier depuis que les petites cylindrées
sont accessibles au possesseurs du permis voiture, et donc qu’il existe moins de
barrières à l’entrée pour le plus grand nombre.
La moto est, fonctionnellement, substituable à la
voiture. Pour ce qui concerne le transport strictement individuel, elle remplit
précisément les mêmes fonctions, avec une efficacité accrue. La fonction d’utilité des individus
rationnels, en intégrant dans leurs calculs d’optimalité la motocyclette, doit
aboutir à la conclusion d’un bénéfice total en termes tant de coût du temps que
de gain d’argent.
En conséquence, il apparaît logique que le marché
de la moto connaisse une croissance relative par rapport à la
voiture.
Et d’ailleurs, en effet, le marché de la moto
continue à très bien se porter en France, malgré un léger infléchissement des
courbes à partir de fin 1999. En l'an 2000, 179.500 motos ont été immatriculées
sur le territoire (contre 192.700 en 1999 et 172.300 en 1998). Le parc total de
motos, toutes marques confondues, continue de croître invariablement depuis
1996, et passe en l'an 2000 la barre du million d'unités avec très exactement
1.081.000 motos en circulation (contre 987.000 en 1999 et 878.000 en 1998). Les
régions où l'on croise le plus de motards sont sans surprise celles où le taux
de population est le plus élevé et celles où le climat est le plus favorable :
l'Ile de France tient la dragée haute avec 257.200 motos en circulation, suivie
par la région Provence-Alpes-Côte d'Azur (130.800 motos), Rhône-Alpes (106.000
motos) et le Languedoc-Roussillon (47.800 motos). Pour ce qui concerne les
départements, la palme du moins motard revient sans difficultés à la Lozère
(1.200 motos), tandis que Paris intra-muros tient largement la tête avec ses
62.700 motos.
Ces chiffres nous apparaissent donc comme le
prolongement logique de la théorie économique des choix rationnels, en termes de
coût du temps particulièrement, puisque les zones les plus peuplées, et donc les
plus encombrées, sont aussi les plus peuplées de deux-roues
motorisés.
Pourtant, la sociologie
individualiste-méthodologique va plus loin et montre qu’il ne s’agit pas
simplement de coût d’opportunité et de gain de temps.
Au delà de çà, certains éléments rationnels
dépassent la logique économique, on a des bonnes raisons de faire de la moto.
Il s’agira ici de produire une explication
compréhensible des décisions individuelles qui sont à l’origine du phénomène
étudié, le phénomène motard. L’acteur, dans ce modèle, choisit de pratiquer la
moto parce qu’il sait ou croît savoir que c’est son intérêt. Toutefois, son
intérêt dépassera désormais le cadre de la stricte comptabilité en temps et
argent des économistes.
Il nous faudra détecter quelles sont les bonnes
raisons qui font que la perception que l’individu a de son intérêt le porte
finalement à choisir la motocyclette comme mode de déplacement
principal.
Pour le motard, le thème de l’aventure libératrice
est plébiscité. Le motard vit en effet sa pratique comme une rupture radicale
avec l’ordre quotidien, qui le fait rentrer dans l’ordre de l’évasion, voire de
la griserie, de l’ivresse.
Car la moto est aussi une pratique de loisirs,
notamment dans la mesure où elle réintroduit, d’une certaine manière, le loisir
dans les déplacements quotidiens. Les impressions de survol, l’euphorie domine
la pratique, qu’elle soit quotidienne ou de loisirs, puisque les sensations sont
toujours là.
On peut toutefois tenter de distinguer plusieurs
grandes catégories d’utilisateurs[6],
qui pratiquent rationnellement la moto. Que ce soit d’après l’optique économique
ou d’après l’optique individualiste méthodologique, nous allons détecter les
bonnes raisons, les raisons transsubjectives, reconstruire les motivations
individuelles impliquées par le phénomène motard, et essayer de constituer des
groupes d’individus partageant des intérêts homogènes dans leur pratique, ayant
donc en commun de bonnes raisons transsubjectives qui justifient leur agrégation
en groupe statistique.
Nous allons distinguer cinq grands types de
d’utilisateurs, correspondant chacun à différentes modalités de pratique et donc
de motivations.
En premier lieu, on trouve ceux dont les
motivations sont les plus évidentes, les plus économiques. Nous appellerons ce
groupes les « pragmatiques ». Ils forment 30 % des motards, se
caractérisent par leur appartenance aux classes d’âge intermédiaires (35-54
ans), sont issus des professions intermédiaires, et résident surtout dans les
grande agglomérations. Leur motivation principale est l’ « alliance du
pratique et du plaisir » à travers la moto, jugée simplement en tant que
moyen de transport, particulièrement pratique pour circuler en ville avec
agrément. Leur utilisation est raisonnée plutôt que passionnée. La moto est
utilisée comme moyen de transport pour les déplacements habituels,
domicile-travail et les déplacements professionnels. La moto est préférée à la
voiture pour ce type de trajet, principalement du fait du gain de
temps.
A l’inverse, la voiture est préférée pour les
déplacements personnels tels que les ballades, les vacances ou les trajets en
groupe ou entre amis.
Les critères mis en avant pour l’achat de leur
moto rappellent le caractère très pragmatique et très prudent de ce
groupe : le prix, le confort, le coût d’entretien, la tenue de route et la
maniabilité. L’esthétique intervient peu dans le choix.
En conclusion, on peut dire que c’est un groupe
qui apprécie la moto, même si elle est surtout utilisée parce qu’elle permet de
se déplacer rapidement en milieu urbain.
Le deuxième groupe est constitué de motards
occasionnels. C’est le groupe le plus faible au sein de la population. Les 35-44
ans sont plus représentés. De même, il s’agit d’une population plus rurale que
la moyenne. Les motards de ce groupe associent la conduite d’une moto à un
plaisir, une détente. Ils ne recherchent pas la griserie de la vitesse, mais
considèrent malgré tout la conduite d’une moto comme un sport à part entière.
Ils n’ont pas un sentiment d’appartenance fort au
« groupe des motards ».
Leur choix d’une moto se base essentiellement sur
le prix et la maniabilité de l’engin, et ils accordent moins d’importance au
confort, à la ligne, ou à la puissance de la moto.
Le troisième groupe concerne les moins impliqués
dans la pratique (ou en tout cas dans la réponse au questionnaire), les
« désimpliqués », qui forment 18,1 % des motards. C’est le groupe dans
lequel les femmes sont le plus représentées (avec 16%). De même pour les
individus âgés de 25 à 34 ans et pour les ruraux. Les caractéristiques de ce
groupe sont tout d’abord un grand nombre de non réponses, qui traduit peut-être
un manque d’implication dans la pratique. A part cela, leurs motivations sont
dans la moyenne, excepté à propos d’un fait essentiel : ils ne sont
pas d’accord avec le fait que c’est un plaisir. Dans ce groupe, la part des
conducteurs de petites cylindrées est supérieure de 15 points à la moyenne, avec
une forte surreprésentation des scooters, bref, de tous les véhicules pour
lesquels il n’y a pas la barrière à l’entrée du permis de conduire spécifique
(permis A), qui demande un investissement personnel de départ important et
laisse augurer d’un investissement également plus grand dans la
pratique.
Un quatrième groupe de motards est composé de ce
qu’on pourrait appeler des « hédonistes ». Composant 21 % des motards,
ils se caractérisent par une sur-représentation des artisans, commerçants, chefs
d’entreprise, et des urbains résidant dans les grandes agglomérations de 100.000
habitants et plus.
La moto n’est pas simplement un moyen de
transport, c’est surtout un vecteur de loisir et d’évasion, en même temps qu’un
sentiment très fort d’appartenance à un groupe solidaire. Ils présentent
d’ailleurs le plus fort taux de participation à un club ou à des rencontres de
motards, et manifestent par là leur attachement à la pratique de la moto comme
vecteur de camaraderie et de socialisation.
La moto est également vécue comme un sport à part
entière, et sa pratique apporte une satisfaction liée d’après les membres de ce
groupe à un sentiment de puissance.
La moto y est majoritairement utilisée pour des
déplacements ayant une fonction de loisirs : les sorties, distractions ou
courses en journée ; les sorties, ballades ou randonnées en week-end ;
les déplacements en groupe avec des amis.
Dans le même esprit, la moto est préférée à la
voiture pour partir en vacances.
Inversement, la voiture est préférée pour les
trajets quotidiens entre le domicile et le lieu de travail. La moto est jugée et
utilisée comme moyen de transport secondaire, pour les déplacements de loisirs.
Ils sont davantage tournés vers les grosses
cylindrées que la moyenne, et on remarque également plus de possesseurs de motos
sportives. La conduite de la moto est radicalement associée au plaisir. Ainsi,
les critères mis en avant pour le choix d’une moto sont le confort, la ligne et
la puissance, c’est-à-dire des qualités à la fois techniques, de performance et
d’esthétique.
Le dernier groupe est une affaire de
« passionnés ». Constituant 19% des motards, à la fois plus jeunes
(25-34 ans) et plus âgés (55 ans et plus) que la moyenne, ils appartiennent à
des catégories socio-professionnelles inférieures (employés, ouvriers), et
résident en environnement urbain (agglomérations de 100.000 habitants et
plus).
C’est dans ce groupe que se rassemblent les
individus les plus attachés à la pratique de la moto. La moto est synonyme
d’évasion, c’est une pratique valorisante, et la volonté d’appartenance au
groupe des motards est très forte. Il y a un fort taux de participation à des
clubs ou à des rencontres entre motards.
Ils sont également plus nombreux à vouloir se
tenir informés de l’actualité du milieu motard et à lire un journal
spécialisé.
Enfin, ils sont presque unanimes (97 %) à affirmer
que la moto est un état d’esprit, qui se traduit par un style de vie et la
participation à des rencontres entre motards.
La conduite de la moto est associée au plaisir, à
la détente, à l’amusement mais aussi à la fatigue (qu’ils vont chercher à
affronter, à dépasser), et c‘est aussi un moyen de s’affirmer. Les jeunes de ce
groupe jugent toute forme de conduite, motocycliste ou automobile, comme
grisante, sportive et pas dangereuse.
Leur attachement à la moto est lié au fait que
c’est leur moyen de transport unique ou principal, qui fait l’objet d’une
utilisation quotidienne. C’est dans ce groupe qu’on trouve la plus forte part
d’individus se passant de voiture. La moto sert pour tous les types de
déplacements et elle est également préférée pour tous les types de
déplacements.
Les critères d’achat mis en avant principalement
sont les performances techniques, le niveau d’équipement, la robustesse et le
prix. Toutefois, ils manifestent globalement une sensibilité à l’ensemble des
critères de choix, qu’ils soient d’ordre technique, esthétique ou
autre.
On voit bien que l’ensemble de la pratique
s’articule autour des loisirs d’un côté et de l’utilisation utilitaire de
l’autre.
Toutefois, si, pour ce qui concerne l’utilisation
quotidienne, ou à fortiori professionnelle, les gains de temps ou d’argent sont
des facteurs décisifs, en matière de loisir, il apparaît plutôt que c’est l’idée
inverse, l’idée de consommer ses loisirs d’une manière qui ne tienne pas compte
du temps, qui domine. Sorti de l’utilisation quotidienne, le motard, en
cherchant l’évasion, va justement chercher à fuir la rareté du temps, de
l’argent. Pour les utilisateurs « hédonistes » qui n’utilisent la moto
qu’en balade, le coût de l’entretien est considéré comme négligeable. En fait,
il est négligeable relativement, c’est-à-dire par rapport au plaisir qu’il
procure. L’utilisation de loisirs est faite pour échapper totalement à toute
rationalisation strictement comptable.
Le troisième facteur, qui est ignoré par
l’économie, et qui est pourtant régulièrement invoqué, est le facteur de
socialisation, le fait que la moto apporte des rencontres, parfois des amis, en
tout cas, du lien social. Pour beaucoup de motards, le meilleur ami est lui-même
motard, ce qui compte évidemment parmi les bonnes raisons transsubjectives les
plus fortes de la pratique.
Si l’analyse des bonnes raisons pouvait suffire à
expliquer la pratique, on pourrait s’arrêter là. Toutefois, le motard doit faire
avec un certain nombre d’inconvénients, de « mauvaises
raisons ».
Objectivement, il existe en premier lieu un
barrière à l’entrée institutionnelle, celle du permis de conduire, spécifique à
la conduite des motocyclettes, le permis A. Réputé le plus exigeant au monde, ce
permis oblige le conducteur à satisfaire à plusieurs examens théoriques ainsi
qu’à plusieurs examens pratiques. Contrairement au permis automobile, il y a
deux étapes à franchir en plus du code :
- le « plateau », comprenant une série
d’épreuves de conduite sur circuit, des questions de mécanique et aussi une
série de questions théoriques
- l’examen de conduite, similaire à l’examen du
permis voiture, qui consiste en une épreuve de circulation sur route
ouverte.
Malgré cette formation initiale, le risque routier
à moto est beaucoup plus élevé qu’en voiture. Ramené au kilométrage parcouru, il
y a en effet 11 fois plus de chances environ, toutes motos confondues, de se
tuer au guidon d’une moto que de se tuer au volant d’une
voiture.
Les chiffres sont tous largement
significatifs : par exemple, lors d’un sinistre impliquant plusieurs
véhicules, les motards sont blessés dans 44% des cas tandis que les
automobilistes ne le sont que dans 8% des cas.
C’est la mauvaise raison de conduire une moto qui
est la plus évidente, et dont pourtant la perception est la plus subjective. En
effet, la perception du risque varie en fonction des conducteurs, et les plus
exposés statistiquement au risque (d’après l’enquête SOFRES), sont les moins
enclins à se reconnaître comme des conducteurs dangereux (au moins pour
eux-mêmes).
La plupart des hésitations quand au franchissement
du cap de l’inscription au permis moto tiennent à ce que la réputation de cette
pratique est dangereuse.
Par ailleurs, le conducteur d’une moto s’expose
beaucoup plus directement aux caprices de l’environnement que celui d’une
voiture. Par exemple, s’il pleut, le conducteur de moto est mouillé ou doit
recourir à un équipement spécial, ce qui l’oblige à s’arrêter et à se changer.
Sa visibilité est amoindrie, car il ne dispose pas d’essuie-glaces. S’il neige,
la pratique est impossible.
Le froid, le vent, sont subis de plein fouet et
les motards doivent recourir à des protections très conséquentes pour se
protéger - notamment des onglées qui est la pathologie la plus fréquente - en
hiver.
Le vent, particulièrement le Mistral dans le sud
de la France, oblige à conduire penché pour aller en ligne droite, et impose des
corrections de trajectoires lors des rafales, qui font l’effet d’un coup de
poing sur le casque.
Par ailleurs, les aléas de l’infrastructure ont
une influence également plus rude qu’en automobile : les trous et les
bosses sur la route perturbent la stabilité de l’engin et imposent de durs chocs
à la colonne vertébrale.
En outre, si la consommation d’une moto n’est pas
très différente de celle d’une voiture, son autonomie est beaucoup plus limitée
en raison de la faible taille du réservoir d’essence. Les haltes sont à peu près
trois fois plus fréquentes à moto, ce qui lors des trajets au long cours,
pénalise le temps de trajet total.
Lors de ce genre de trajet, la fatigue physique
ressentie est beaucoup plus grande, car il faut lutter contre la pression du
vent, et aussi car une moto ne se mène pas du bout des doigts mais demande une
certaine force physique pour être manœuvrée notamment dans les changements de
direction. Il faut tirer sur les bras, se déhancher, se retenir lors des
freinages.
A part sur les motos qui offrent au conducteur une
position de conduite droite, le poids du buste est toujours en partie en appui
sur les bras et sur le guidon.
Il faut ajouter à cela que la pratique de la moto
est souvent salissante. Le passage des vitesses au pied gauche entame le cuir
des chaussures, la pollution urbaine tend à encrasser la peau du visage, tandis
que le fait d’accrocher la moto avec un antivol dépose souvent du cambouis sur
les doigts.
La pratique de la moto est déconseillée si l’on ne
porte pas de vêtements protecteurs (cuir, jean au minimum) et peut décourager
ceux qui doivent travailler en costume, à fortiori en tailleur. En robe le fait
d’enfourcher une moto est impossible.
Enfin, la moto n’aime pas les petits : la
plupart des modèles sont taillés pour des conducteurs d’1m70 environ, et
découragent ainsi les femmes, qui risquent de ne pouvoir poser les pieds par
terre. Par ailleurs, le poids moyen des motos avoisinant les 200 kg, il faut une
certaine poigne pour les mouvoir lors des manœuvres de stationnement, par
exemple.
Tous ces facteurs décourageants peuvent en partie
contribuer à expliquer le fait que la pratique de la moto n’est pas en
progression constante ou exponentielle.
D’ailleurs, les chiffres croissants du marché de
la moto ces dernières années s’expliquent en grande partie par l’accès récente
des permis automobiles aux motos de petite cylindrée.
Il y a donc, sur le marché de la moto, une
structure de demande qui est relativement fixe, ce qu’on appelle en économie une
niche. Toutefois, des explications purement économiques seraient impuissantes à
expliquer ce phénomène qui ne se définit qu’au premier abord comme purement
économique.
Il faut donc accepter de concevoir que l’utilité telle qu’elle est
définie, restreinte à l’argent et au temps, par la vision purement économiste,
ne suffit pas à expliquer le champ des pratiques
motocyclistes.
En effet, il est impossible d’intégrer dans une
fonction d’utilité les
aspirations multiples à acheter une moto. Les variables sont beaucoup plus
complexes.
Elle incluent, notamment, des raisons qui sont
propres à chacun, des bonnes raisons qui dépendent étroitement de la trajectoire
sociale.
Ces bonnes raisons favorisent divers types
d’utilisation qui font notamment une place à part, et très importante, au
loisir. Dans le cas de la moto, il n’y a toutefois pas d’arbitrage tranché entre
loisir et travail qui soit possible. En effet, les deux temps du loisir et du
travail s’interpénètrent, à la fois dans la mesure où l’utilisation quotidienne
peut aussi être une utilisation de loisirs, et aussi dans la mesure où les
utilisateurs pragmatiques peuvent aussi être des utilisateurs
hédonistes.
Il semble toutefois, et nous allons le voir dans
notre prochaine partie, qu’il devient difficile d’expliquer l’existence et au
moins la perduration de la pratique motocycliste, à travers uniquement la
rationalité cognitive des acteurs singuliers qui composent le
groupe.
En effet, nous avons vu qu’il existait beaucoup de
« mauvaises raisons » de pratiquer la moto. On pourrait penser que ces
mauvaises raisons, comme les bonnes, peuvent faire l’objet d’un arbitrage en
termes d’intérêt et de valeur subjectifs.
Toutefois, et c’est là notre objection
fondamentale, une grande partie des motards perçoit sa pratique comme risquée,
comme demandant à la limite une mise en jeu du corps, de l’intégrité physique.
Or il est impossible d’établir de quelconques équivalences ou un quelconque
intérêt en valeur, quand il s’agit de la mort. Elle échappe à toute comptabilité
en termes de valeur. Etant donné qu’il n’y a pas de réversibilité de la mort,
que personne n’a déjà vécu sa mort, personne n’est capable de rationaliser son
instinct de conservation et de trancher ce qu’il préfère entre la mort et autre
chose.
Postuler le contraire reviendrait à imaginer que
le coût du temps pour les motards est tellement fort qu’ils sont prêts à risquer
leur vie, mais cela va à l’encontre de l’hypothèse néoclassique et
individualiste-méthodologique de la rationalité des acteurs. Un acteur veut
maximiser son utilité et
son intérêt, et notamment dans le long terme. Le motard est prêt à mourir dans
l’instant, pour des satisfactions incertaines.
Les théories individualiste-méthodologique et
économique ne nous semblent donc pas entièrement capables d’expliquer les enjeux
qui président à la destinée des motards ou du moins, nous ne sommes pas arrivés
à épuiser le phénomène motard par ces explications.
En conséquence, nous allons tenter d’avoir recours
aux théories de la violence
symbolique pour détecter ce qui pourrait, dans le destin social des motards,
relever d’un effet d’assignation, c’est-à-dire de déterminations proprement
sociologiques pesant sur les motards et les conduisant à la prise de risque et à
la violence routière.
LA SIGNIFICATION SYMBOLIQUE DE L’USAGE DE LA MOTO
Comprendre la signification sociale de l’usage de
la moto, c’est comprendre pourquoi les motards sont prêts à supporter le coût
considérable des risques qu’ils prennent dans la pratique motocycliste. Au-delà
de l’utilité économique, de
l’économie en termes de coût du temps notamment, on peut comprendre la pratique
motocycliste comme une pratique d’accumulation de capital symbolique[7].
En effet, dans la tradition sociologique[8], la société moderne est vue comme ce
qu’on appelle une société de masse[9]. Une société de masse, pour Tocqueville, c’est
une société où « à mesure que les hommes deviennent plus semblables, et que
le principe de l’égalité pénètre plus paisiblement et plus profondément dans les
institutions et dans les mœurs, les règles de l’avancement deviennent plus
inflexibles, l’avancement plus lent ; la difficulté de parvenir vite à un
certain degré de grandeur s’accroît. Par haine du privilège et par embarras du
choix, on en vient à contraindre tous les hommes, quelle que soit leur taille, à
passer au travers d’une même filière, et on les soumet tous indistinctement à
une multitude de petits exercices préliminaires, au milieu desquels leur
jeunesse se perd et leur imagination s’éteint ; de telle sorte qu’ils
désespèrent de pouvoir jamais jouir des biens qu’on leur offre ; et, quand
ils arrivent enfin à pouvoir faire des choses extraordinaires, ils en ont perdu
le goût »[10]. Ce qui caractérise la société de masse, c’est à la fois l’extrême
conscience qu’ont les individus de leur singularité et la profonde ressemblance
qu’ils ont entre eux. Tocqueville repère dans cette société de masse la contradiction
historique qui existe entre une société produisant des individus de plus en plus
similaires (socialisation par l’école, la télévision, la mode) qui se vivent
pourtant comme des sujets uniques et irremplaçables. Au fur et à mesure que la
société moderne se développe, cette contradiction entre haute opinion de sa
singularité et l’absence totale de fondement empirique à cette croyance
s’intensifie. La société de masse est engendrée par un
triple mouvement d’industrialisation, de salarialisation, et d’urbanisation dans
lequel le corps social est de plus en plus atomisé, c’est-à-dire constitué
d’individus de plus en plus seuls[11]. En effet, au sein de la société de masse, se radicalise le
paradigme moderne : dissolution des groupes primaires, désintégration des
communautés locales, domination de l’appareil bureaucratique et uniformisation
des conditions de vie. Les fonctions de socialisation dans la société de masse se déplacent de la
famille, de la classe
sociale, de la solidarité collective, qui s’anomisent, vers les médias de masse, la publicité[12]... Le corrélat de cette massification et
de l’uniformisation des modes de vie va être l’immense demande de la part des
individus d’une personnalité et d’une différenciation (aussi marginale
soit-elle). Le marché aura pour fonction de répondre à cette demande en
fournissant des produits toujours plus différenciés fictivement. Dans cette
société de masse, l’individu
a du mal à se repérer. Il ne sait pas quelle est sa valeur sociale puisque cette
valeur n’est plus corrélée à son appartenance de classe : « il ignore
donc profondément quelle place il convient d’occuper dans cette hiérarchie à
moitié détruite, parmi ces classes qui sont assez distinctes pour se haïr et se
mépriser, et assez rapprochées pour qu’il soit toujours prêt à les confondre. Il
craint de se poser trop haut et surtout d’être rangé trop bas : ce double
péril tient constamment son esprit à la gêne et embarrasse sans cesse ses
actions comme ces discours »[13].
C’est au sein de cette société de masse que s’inscrivent les
usages sociaux de la moto. Le principal élément qui va permettre au motard
d’accumuler du capital
symbolique (c’est-à-dire du prestige, de l’honneur), c’est justement la pratique
de la moto au sein d’une société de masse[14]. Pour comprendre cette signification
sociale donnée à la pratique de la moto, il nous faut comprendre en quoi cette
pratique est prestigieuse et surtout quel est le sens de ce prestige en société
de masse. La sociologie de
Veblen va nous permettre d’éclairer cette question.
Veblen, dans la Théorie de la Classe de Loisirs,
part de l’opposition fondamentale entre une classe vouée à la reproduction
de l’activité économique : travail routinier, répétitif, qui est souvent
l’apanage des femmes, et des classes populaires et une classe dite « classe de
loisir » qui est en fait la classe dominante, et qui est
exemptée du travail routinier, son activité principale étant la chasse, le
sport, la religion, les activités intellectuelles. En bref, toutes les activités
non nécessaires à la survie physique du groupe. En fait Veblen retrouve la distinction traditionnelle
faite par les historiens des sociétés indo-européennes entre les classes qui
travaillent, d’une part, et les classes qui prient et qui combattent, d’autre
part[15]. C’est donc l’exemption du travail
routinier qui est la marque distinctive de tous les membres des classes
dominantes. Mais au fur et à mesure du développement économique et de
l’accroissement des richesses, la sphère d’activité des individus ne se limitant
plus à leur simple tribu ou voisinage, il devient de plus en plus nécessaire de
signifier son rang à un milieu plus vaste, on va donc préférer comme signe de distinction non plus le
loisir ostentatoire mais la consommation ostentatoire. Dans la société de masse, cette fonction
ostentatoire se radicalise. « Dans les sociétés modernes, on fréquente
beaucoup où nul ne sait rien de la vie quotidienne de son prochain :
théâtre, jardin public, magasin[16], etc. Afin d’en imposer aux observateurs
de passage et de préserver sous leur regard la satisfaction qu’on a de soi, il
faut tracer la signature de sa puissance pécuniaire en grosses lettres, assez
grosse pour qu’on puisse la lire en courant. On comprend donc que la tendance
actuelle soit à valoriser la consommation plutôt que le loisir »[17].
Dans l’usage de la moto, il s’agit avant tout de
participer à une activité qui échappe à la routine. Dans la société de masse, la vie est
routinière (métro-boulot-télé-dodo) mais pas seulement la vie, l’activité
économique aussi est routinière. La plupart des motards ont une origine sociale
plutôt populaire ou des classes moyennes. Ces gens, dans leur activité
professionnelle, sont soumis à la discipline de l’usine (pour les ouvriers) ou
au moins à une activité bureaucratique (pour les employés et les cadres moyens)
relativement routinière. Le motard va inscrire sa pratique de la moto par
opposition à cette routine de vie. Il va s’agir pour le motard de se distinguer
de la masse de ses
concitoyens dont ils résument la vie à une routine. C’est donc dans une pratique
qui brise la routine, le quotidien, la monotonie, la grisaille, que le motard va
constituer son identité sociale, en contre-pied de ceux qu’il appelle volontiers
les « moutons ». Le motard, en s’inscrivant dans une activité qui
brise la routine de la vie, cherche à donner plus de singularité à une existence
qui risquerait d’en être dépourvue. Il est exactement dans les préoccupations
d’un individu d’une société de masse, obligé comme tout le
monde de se singulariser tout en étant dans la croyance que son mode de
singularisation, son mode de distinction lui permet
d’acquérir plus de prestige qu’un mode de singularisation qui serait moins
ostentatoire ou dangereux[18]. D’ailleurs, le pourcentage de motards
pratiquant la vitesse (en compétition) habitant dans des villes de plus de
20.000 habitants est de 87%. Cela montre clairement qu’il existe une corrélation
entre une pratique symboliquement violente de la moto et le fait d’habiter en
milieu urbain. On peut interpréter cela comme étant une volonté de la part des
motocyclistes d’échapper à l’anonymat des villes par la pratique de la moto.
Plus une société est massifiée, plus l’usage de la moto est fort. Nous vérifions
notre hypothèse du lien entre utilisation de la moto et volonté de se distinguer
au sein d’une société de masse. En adoptant une pratique
aussi ostentatoire que la moto[19], le motard signifie sa non-soumission à
la discipline réglée du réseau routier. A tout moment, le motard peut briser la
routine de l’embouteillage par un coup d’accélérateur. Il peut signifier sa
non-appartenance à la classe
des automobilistes passifs, subissant les aléas de la croissance du trafic
automobile. C’est d’ailleurs ce que montre bien François Martineau, dans son
livre Nous les Motards[20] : « La moto, ce n’est pas
seulement un engin de déplacement rapide, c’est toute une victoire symbolique
sur l’énervement, la crispation, la lassitude, la stupidité du conducteur
rongeant son frein en sommeillant. La voilà la contestation !... Motards
d’aujourd’hui, phénomènes contestataires ? Et pourquoi pas, bonnes
gens ! Dans la mesure où la voiture est le signe de la routine bourgeoise
et de la résignation... Pour échapper au piège, seule la moto est accessible.
Parce qu’elle fonce, là où la voiture stagne ! Parce qu’elle se glisse, là
où la bagnole reste impuissante ! Parce qu’elle se faufile, là où les
autres ne passent pas ».
Il y a donc un décalage structurel entre le motard
membre de la « classe des loisirs routière » et les automobilistes
membres de la « classe laborieuse routière »[21]. Evidemment, il n’y a aucune corrélation
entre appartenance aux classes aisées et le fait de posséder une moto. C’est au
contraire l’utilisation de la moto qui va permettre au motard d’accéder à une
importance sociale qu’il n’aurait pas dans la vie réelle. En effet, les motards
sont souvent d’origine populaire ou moyenne. C’est donc la moto qui leur permet
de s’imaginer participer, au moins symboliquement, à ce qu’ils considèrent être
la classe dominante, au
moins dominante dans la distinction de la masse des automobilistes que
constitue l’utilisation de la moto.
L’utilisation ostentatoire de la moto serait donc
la façon qu’auraient les motards d’accumuler du prestige et de montrer par
l’utilisation de leur engin leur aspiration à se distinguer de la masse, et ainsi à se rapprocher
tendanciellement de la classe dominante, bien qu’il
s’agisse aussi pour eux de se distinguer de cette classe dominante trop
embourgeoisée dans son confort et dans sa peur du risque. Il s’agit donc d’une
double distinction à la
fois d’une distinction
par rapport à la masse et par
rapport à la bourgeoisie. Le motard, c’est donc celui qui veut cumuler tous les
gains, à la fois pratiques et symboliques, et qui se considère comme une espèce
de chevalier des temps modernes.
Le chevalier, à l’époque féodale, se distingue à
la fois de la masse des
paysans mais aussi des aristocrates réellement dominants (les grands
féodaux). Il cumule à la fois le gain de la noblesse et à la fois le gain de
celui qui mérite réellement le titre de noblesse dans la mesure où il prend des
risques dans son combat. Dans cet ordre d’idée, le motard serait l’archétype du
membre de la classe de
loisirs à l’époque de la société de masse, selon Veblen. En effet,
notre motard est obligé de travailler comme tout le monde, mais par sa double distinction il reproduit
analogiquement son éloignement à la fois des masses uniquement travailleuses et
à la fois de la classe
dominante embourgeoisée, tout en s’identifiant à un membre de la classe dominante mais à un
membre qui en mériterait la place par les risques qu’il prend dans sa
pratique.
Ce double mépris pour les masses et la classe dominante peut
s’illustrer par le propos suivant tenu par un motard des classes
populaires : « La vitesse me saoule : je chante, je gueule
plutôt, je leur dis merde à tous ces foireux... »[22]
Evidemment, tout cela est purement mythologique
puisque notre motard est le plus souvent un employé, un ouvrier, un cadre moyen
ou un petit commerçant. La moto permet donc à l’individu de masse de mettre en œuvre sa
disposition à se croire différent de tous les autres membres de la masse[23]. On remarque d’ailleurs que les
caractéristiques utilisées par les motards pour se distinguer trahissent leur
origine populaire. Il s’agit de sursignifier cette distinction, comme dirait
Veblen, de « tracer la signature de sa puissance [...] en grosses lettres,
assez grosses pour qu’on puisse la lire en courant »[24]. En effet, traditionnellement, la classe dominante se caractérise
par sa sobriété et son sens de la mesure. En fait, il y a une analogie
structurale entre ceux qu’on appelle les nouveaux riches, qui ont toujours
tendance à en faire trop pour sursignifier leur réussite sociale, et les motards
en quête de l’attention de leurs concitoyens : démonstrations de vitesse,
de bruit et de lumière, accoutrements ostentatoires.
La caractérisation analogique entre les motards et
l’appartenance à une classe
de loisirs de masse se
manifeste par le très fort esprit de compétition qui règne au sein des
motocyclistes. Veblen distingue comme caractéristiques principales de la classe de loisirs son amour de
la prouesse, de l’exploit, de la compétition. D’ailleurs, il montre le lien
historique qui existe entre appartenance à la classe de loisirs et pratique
d’un sport ou tout simplement pratique de la guerre et de toute autre activité
non directement liée à la reproduction économique.
Les motards ne se distinguent donc pas seulement
de la masse des
automobilistes par leur vélocité et leur capacité à échapper à la routine de
l’embouteillage mais aussi par l’état d’esprit qui est le leur et qui imprègne
toute leur vie en matière de compétition. En société de masse, de nombreuses personnes
se satisfont, après une journée de travail routinier et bureaucratique, de
loisirs tout aussi routiniers. Le motard se caractérise par le refus de cette
vie routinière à la fois dans le travail et dans le loisir. Le motard accepte la
routine du travail mais conteste que ses loisirs se résument à une activité
rébarbative et sans enjeux. Pour preuve, voici ce que dit un motard à propos du
danger et des risques qu’il affronte dans sa pratique : « Mon
adversaire, c’est le risque et les dangers qu’il représente ; et pourtant,
je le cherche car sans lui, une grande part de mon plaisir disparaît [...]. Mais
je m’en protège autant que je peux pour mieux le vaincre... »[25] ou encore « L’espoir de fuite est
là, c’est la percée dans la grisaille ; sous nos roues, c’est l’aventure,
aussi longtemps que je veux, et je dis merde à la merde »[26]
En fait, on pourrait faire l’hypothèse
sociologique que la moto est pour le motard une activité de compensation par
rapport au travail particulièrement routinier et rébarbatif auquel il est
soumis. Cela semble particulièrement vrai pour les motards ouvriers ou employés.
C’est d’ailleurs ce que montre cette réflexion d’un ouvrier : « Dans
mon boulot, je suis au rendement : il faut tenir la cadence. Je crève à
petit feu. Mais le soir, la bécane, c’est elle qui me regonfle. Je crois que si
je ne l’avais pas, je foutrais tout en l’air »[27].
Donc, il s’agit, pour les motards, de se laisser
un champ dans lequel ils vont
pouvoir exprimer leur esprit de compétition, leur quête de l’exploit, et leur
admiration de la prouesse. Dans cet ordre d’idées, la moto peut être considérée
en première analyse, comme un sport dans lequel les motards vont pouvoir
exprimer une part d’eux-mêmes refoulée dans le monde du travail. Mais ce qui
caractérise plus spécifiquement l’utilisation de la moto par rapport aux autres
sports, c’est la charge symbolique qui fait de la moto à la fois une pratique
sportive mais aussi plus, dans la mesure où l’esprit de compétition va avoir
pour enjeu des risques beaucoup plus grands. Comme si le motard accumulait du capital symbolique en mettant
sa vie en jeu par des prouesses, les exploits qu’il réalise au cours des
compétitions qu’il effectue avec ses congénères.
Evidemment, tous les motards ne font pas de la
compétition. Nous avons vu plus haut que de nombreux motards utilisaient leur
moto à des fins utilitaires. Mais ce que l’on peut dire avec certitude, c’est
que quand on pose aux motards la question du fait de savoir « Si on leur
offrait la possibilité (machine, argent, temps, délassement, entraînement, etc.)
de pratiquer la compétition motocycliste ? », 89,5 % répondent par
l’affirmative[28].
Cette statistique est particulièrement
significative. Elle montre à quel point l’esprit de compétition est inscrit dans
l’imaginaire motard, comme un idéal régulateur de leur pratique, comme quelque
chose vers laquelle tend toute leur pratique. Dans l’esprit motard, la
compétition a une valeur symbolique très forte. Chaque motard se juge, s’évalue
en fonction de cet esprit de compétition.
Evidemment, la plupart des motards n’ont ni le temps et surtout pas
l’argent de concourir en compétition. Mais, ils jugent toutes leur pratique à
l’aune des motards professionnels qui sont des véritables dominants dans le champ[29]. En effet, les motards, même s’ils ne
sont pas des compétiteurs professionnels, font de l’esprit de compétition un
élément essentiel de leur pratique. Concrètement, cela se traduit dans les
bandes de motards, par une constante évaluation de sa pratique par rapport à
celle des autres.
La pratique de la « bourre », en
particulier, se caractérise par la volonté de tenir une cadence très élevée sur
la route, entre motards, celui qui n’est pas capable de suivre étant alors
gentiment moqué par ses pairs, et aussi de glorifier celui qui aura su rester
intouchable[30] (c’est-à-dire celui qui aura mené le
groupe sans se faire dépasser ou qui aura réussi à dépasser le leader). Un autre
exemple de l’esprit de compétition qui règne au sein de motards, est donné par
la pratique des prouesses, roues arrières et autres figures, ou encore par la
prise de risque spectaculaire : celle qui consiste par exemple à frôler les
limites de la machine dans un virage devant ses pairs, alors qu’on est déjà en
tête du groupe, donc sans viser la performance de vitesse, mais simplement la
performance visuelle.
Ce qui constitue donc la valeur du motard à ses
propres yeux, ce sont les exploits, que ce soit au niveau acrobatique ou au
niveau de la vitesse, qu’il réalise sous le contrôle du groupe de pairs. Même
seul, le motard est encore sous le contrôle de son groupe de pairs, par exemple,
un motard qui roule seul ne se laissera pas distancer par un autre motard
étranger à son groupe. Noblesse oblige, il s’agira pour lui de tenir son rang.
Il sera son propre arbitre mais toujours en fonction des normes qu’il aura
intériorisées au sein de son groupe de motards.
Poursuivons l’analogie entre la classe des motards et la classe de loisirs. La classe de loisirs en société
moderne, selon Veblen, a abandonné le loisir ostentatoire pour la consommation
ostentatoire. En effet, le travail, dans les sociétés bourgeoises, est beaucoup
plus valorisé que dans les sociétés aristocratiques. Il n’est plus honteux, pour
un membre de la classe
dominante, de travailler. Au contraire, aujourd’hui, la classe dominante se caractérise
par un surtravail ostentatoire (l’emploi du temps surchargé du cadre supérieur)
tandis que les classes populaires sont bien souvent reléguées à un loisir sans
valeur dans le chômage, le travail à temps partiel, etc. Il va donc s’agir pour
les classes aisées de montrer leur appartenance de classe en consommant des
produits coûteux, de marques prestigieuses. En effet, la société de consommation
de masse permet à la plupart
des individus de s’offrir ce dont ils ont besoin pour vivre. Les modes de
différenciation sociaux ne se font plus sur le fait de ne pas avoir accès à un
objet de consommation (tout le monde ou presque possède un téléphone, même
portable, un magnétoscope, etc.) mais sur le fait de posséder un produit d’une
marque chère et prestigieuse bénéficiant éventuellement des derniers progrès
technologiques. Il s’agit « de démontrer glorieusement la puissance de son
propriétaire »[31].
Ainsi, il s’agit par les biens que l’on possède
d’entrer en rivalité avec les autres, la possession de richesses conférant
l’honneur, la gloire, valorisant l’existence de celui qui possède dans le regard
de ses congénères. Pour Veblen, la vraie concurrence sociologiquement
essentielle (donc aussi économiquement déterminante) n’est pas la concurrence
qui se trouve sur les marchés du côté de l’offre, mais la concurrence qui nous
pousse à vouloir nous attirer l’estime et l’envie de nos semblables. Elle
confère gloire et puissance, l’envie d’abaisser autrui, le plaisir d’être admiré
et envié, le besoin de s’élever au-dessus des autres à quelque prix que cela
puisse être. Ainsi, il va s’agir pour les consommateurs de montrer leurs
qualités sociales par la consommation d’articles chers : « mettre en
relief sa consommation d’articles de prix, c’est une méthode d’honorabilité pour
l’homme de loisirs »[32].
Les motards sont tout à fait dans cette logique
honorifique qui traverse à vrai dire toute la société de masse. Mais ce qui est
caractéristique des motards, c’est que cette logique est à l’origine de ce qui
constitue une valeur essentielle pour ce groupe : l’effet de snobisme de
posséder une moto de marque prestigieuse, coûteuse, puissante... La valeur
sociale du motard va être directement corrélée à la possession d’une moto de
prestige, ce qui est un synonyme de moto coûteuse. Le prestige de la moto se
confond avec son prix élevé. C’est particulièrement vrai pour les motos de type
« custom » comme les Harley Davidson qui sont des motos à la fois
coûteuses et relativement peu performantes. En ce qui concerne les motos de
vitesse, la différenciation n’est pas entièrement fictive puisqu’elle se base
sur le potentiel de performances. Evidemment, la plupart des motards ne peuvent
utiliser ce potentiel que sur circuit[33]. Cela signifie que, dans la vie courante,
les motos les plus chères et les plus rapides ne sont pas possédées pour être
utilisées (en effet elles seraient tout à fait substituables par des motos moins
coûteuses et moins performantes mais tout à fait adaptées à leur utilisation
routière) mais pour être montrées et respectées. La moto la plus coûteuse et la
plus rapide est donc un objet de consommation honorifique, parce qu’elle est la
plus coûteuse et pas parce qu’elle est la plus rapide. Evidemment, les motards
utilisent comme alibi le fait que cette moto est potentiellement plus rapide,
mais il ne s’agit que d’un alibi certes indispensable (le motard en
Harley-Davidson, très coûteuse, sera toujours moins respecté par les
amateurs/spectateurs de vitesse) en tout cas pour justifier la domination
symbolique des motos les plus chères.
Les marques de cherté sont donc des marques de
mérite (puisque celui qui possède la moto chère mérite l’admiration alors même
qu’il n’ira jamais plus vite que celui qui possède une moto moins chère) et en
même temps des marques de dévalorisation des produits bon marché mais pourtant
fonctionnels. Ainsi, plus c’est cher, mieux c’est, même si l’on n'utilise pas le
gain réel de qualité que finance le coût plus élevé. Il s’agit d’un attachement
magique au produit le plus cher comme étant le produit le meilleur :
« nous nous sentons tous de meilleure humeur pour avoir pris notre repas
quotidien, avec des couverts d’argent travaillés à la main (d’une valeur
artistique souvent douteuse), sur une nappe de grand prix. S’il nous faut en
rabattre un peu sur le niveau de bien-être que par habitude nous regardons comme
digne, nous ressentons comme une cruelle violation de notre dignité
humaine »[34]. C’est donc sur le souci ostentatoire de
son être dans le regard d’autrui que va se déployer la volonté des motards de
posséder une machine chère. Ajoutons qu’il ne s’agit pas de nier ici
l’augmentation réelle de qualité des machines les plus chères mais de montrer
que l’augmentation de la qualité de la machine est moins que proportionnelle à
l’augmentation du prix de la machine, c’est-à-dire que la qualité est l’alibi,
la justification au prix plus élevé. C’est parce que les firmes veulent vendre
des motos à un prix plus élevé qu’elles sont obligées de faire suivre d’une
manière au moins minimale la qualité, même si cette qualité est le plus souvent
marginale, et si l’utilisation des performances supplémentaires n’est pas
concrètement réalisable.
Nous avons repéré ici la forme fondamentale que prend la signification de
l’existence sociale du motard par rapport à la société de masse dans laquelle il
vit : distinction
vis-à-vis de la routine automobile, de la routine du travail, de la routine des
loisirs dans l’identification à une classe dominante mythologique,
celle des chevaliers doublement distingués par rapport à la masse et par rapport aux dominants embourgeoisés. Ce
refus de la routine s’exprime par un culte de l’exploit, de la prouesse, un
esprit de compétition très développé et l’usage ostentatoire de la moto comme
bien de consommation visant à signifier socialement sa valeur. Il s’agit le plus
souvent d’une surestimation d’une valeur sociale en réalité peu élevée. Cette
typologie aussi robuste soit-elle, reste très grossière. En effet, même si les
motards en temps que classe
se distinguent par le simple usage de leur moto, il va nous falloir rentrer plus
en détail dans les modes de distinction qui existent
au sein même du champ de la
moto.
Avant cela, il va nous falloir présenter
l’histoire du champ de la
moto et de sa professionnalisation
pour comprendre plus clairement ce que signifie la professionnalisation
et l’autonomisation de ce champ, c’est-à-dire comment les
dominants du champ imposent leur définition
légitime de ce qu’est une pratique motarde légitime.
Ensuite, nous traiterons plus finement des
caractéristiques sociologiques qui unissent les différents usagers de la
moto.
Pour finir, nous verrons en quoi la pratique
motarde se distingue de tout ce qui peut avoir rapport avec la féminité et
comment elle s’inscrit dans le cadre d’une signification sociale de la virilité
extrêmement conformiste. Ce qui unifiera ces trois études sera leur inspiration
bourdieusienne.
La construction du premier engin à deux roues
motorisé date de 1897 et s’inscrit dans la vague des inventions qui suit la
deuxième révolution industrielle. Elle est le fait d’inventeurs qui
pratiquent une nouvelle forme de loisir studieux dans l’invention et la
recherche. Ils vont chercher à utiliser, grâce à la technique, de nouvelles
énergies motrices indépendantes de la force motrice traditionnelle, humaine ou
animale en particulier.
Déjà réalisée dans le domaine de la machinerie
industrielle, cette modernisation de la production d’énergie motrice touche
aussi les pratiques de loisirs. C’est donc logiquement la classe de loisirs qui sera le
lieu d’invention de la moto et la première à faire l’utilisation du déplacement
motorisé et individualisé, que ce soit à travers l’automobile ou la
motocyclette.
Avant la phase de maturation technique, les motos
sont très peu fiables et seront donc réservées à une élite dans la classe de loisirs, qu’on
pourrait caractériser comme une élite entrepreneuriale de loisir. En effet
l’aventurier des années folles présente une analogie structurale avec
l’entrepreneur capitaliste : il a le goût du risque, la propension à
investir, à miser, à travers une certaine dose d’ascèse volontaire, sur une
satisfaction incertaine sinon différée. En quête de prouesse et de satisfaction
personnelle, la valorisation du motocycliste s’effectue pour partie à travers
des sacrifices. Ces sacrifices sont une condition historique et pratique de la
pratique motocycliste. Ils constituent une exception claire à la règle
économique de la préférence pour le présent, de la même manière, paradoxalement,
que les pratiques capitalistes dans ce qu’on pourrait appeler leur esprit
originel. L’inconfort des routes est grand à l’époque, et ce sont pourtant seuls
les habitués du confort bourgeois qui seront inclinés à pratiquer la mise en jeu
de leurs habitudes bourgeoises. Dans une sorte de position de vol social,
l’entrepreneur de loisirs - l’aventurier dans le langage commun, concède donc
une partie de son confort bourgeois sans rien concéder, bien sûr, de son
appartenance de classe : « les
exploits individuels et la morale chevaleresque des aristocrates prussiens et
des nobles Français passés de Saumur à l’escadrille (…) sont impliqués dans la
pratique même du vol qui, comme le suggèrent toutes les métaphores du survol et
de la hauteur, est associée à la hauteur sociale et à la hauteur morale,
« un certain sentiment de l’altitude se liant à la vie spirituelle »,
comme dit Proust à propos de Stendhal »[35]. La moto est en quelque sorte une nacelle
qui autorise un retour distingué aux « sources », au terroir, à la
campagne, qui permet de battre le pavé de manière privilégiée. La moto, dans un
moindre degré que l’automobile toutefois, autorise la distanciation
spectatrice.
Ce privilège paraît pourtant, à première vue,
négatif. La moto des origines, nous le répétons, est très peu fiable, elle
oblige à des interventions mécaniques fréquentes, à se salir les mains. Les
routes sont inconfortables, d’autant plus que les suspensions sont à l’époque
inexistantes. L’essentiel est qu’elle a pour elle la distinction, formidable à
l’époque, d’être mue de ses propres forces, de constituer un vecteur de
puissance fascinant et inaccessible au commun. En cela, elle est un vecteur de
valorisation symbolique immédiate : son conducteur peut être fier et c’est
l’essentiel. Il passe dans les villages sans même donner l’occasion qu’on lui
parle, il va vite. Seule sa volonté est maîtresse : il va où il veut, quand
il veut, et peut décider de s’arrêter pour fouler le pavé commun à tous quand il
le souhaite. Il se meut uniquement de par sa volonté, commande l’engin comme on
ordonne à son propre corps d’obéir. Phénoménologiquement, on pourrait dire que
la situation du conducteur de motocyclette se transforme dès lors qu’il décolle
les pieds du sol pour se maintenir en équilibre. Il rejoint alors un autre
monde : celui du mouvement, de l’asservissement des énergies mortes
(fossilisées...) à son profit.
Ce mouvement scientifique se fait par
l’accumulation du temps de loisirs studieux au profit de nouveaux seigneurs de
la technique, comme peuvent se caractériser les entrepreneurs industriels qui
vont réussir à domestiquer, à asservir, de nouvelles formes d’énergie. La
substitution de ces formes d’énergie aux formes d’énergie serviles
traditionnelles va assurer aux patrons d’industrie une place prépondérante dans
la hiérarchie sociale et donc dans le mouvement d’historicité de la société
occidentale.
C’est donc naturellement que les innovations
technologiques qui sont issues de leurs dispositions et de leurs disponibilités
vont pouvoir à l’occasion servir les fins (le loisir distingué) mais aussi les
moyens (le travail) du processus global de production.
Il va alors s’effectuer, du sommet de la
hiérarchie sociale (en termes de loisir innovateur donc distingué) vers les
masses, un mouvement de retour et de diffusion en cascade.
D’ « apanage de la classe de loisir pour laquelle
tout déplacement en moto représentait un véritable voyage et une réelle
aventure »[36], l’usage de la moto va se diffuser pour
remplacer progressivement les énergies naturelles, musculaires. La moto va
devenir un instrument, une force pratique. A partir du moment où la moto est
utile, elle ne sera plus réservée à ceux qui pratiquent le loisir. Ceux qui
travaillent y auront accès, sa diffusion devient acceptable et souhaitable même,
voire surtout, pour ceux qui en détiennent les clés, les brevets, dans la mesure
où elle va prouver son utilité pratique et sa productivité. C’est donc très tôt
qu’elle fera l’objet de publicité, dès 1913. [ Source Moto-Revue n° ?, p.
122].
Ce mouvement descendant dans la hiérarchie sociale
est initié par les professions libérales, qui formeront le terrain
d’expérimentation de la moto comme force productive. Docteurs, médecins de
campagne confrontés au problème des déplacements quotidiens vont remplacer
l’attelage par la moto et contribuer à valider définitivement l’opportunité d’un
usage généralisé au sein de l’organisation économique.
Il faut envisager, c’est une curiosité paradoxale,
que si la moto s’est d’abord diffusée au sein des professions libérales, c’est
qu’elle constituait un instrument de travail en propre, qu’elle touchait le cœur
de la pratique professionnelle libérale. D’un patient à l’autre, le médecin est
en déplacement professionnel. La moto est donc directement liée à son travail,
elle participe intrinsèquement de l’accomplissement de ses tâches et accroît sa
productivité. D’instrument de loisir autonome, la moto passe, à travers
l’utilisation par les professions libérales dans la première moitié du
20ème siècle, à un double potentiel d’utilisation qu’elle gardera
toujours : travail et loisir. A l’époque, la distinction est
sociologiquement marquée, entre l’utilisation ludique qui est le fait des
« aventuriers » et l’utilisation laborieuse qui est le fait des
professions libérales.
Même la contradiction apparente entre l’automobile
et l’ascétisme chrétien sera dépassée grâce à la motocyclette, qui fut souvent
le premier stade de la motorisation pour les prêtres de l’entre-deux-guerres,
même si « ceux qui, l’âge venu ou pour toute autre raison, supportaient
moins les intempéries, plaidaient plutôt en faveur des véhicules intermédiaires
ou voiturettes que certains constructeurs proposaient alors à la clientèle
modeste »[37].
Nous allons voir qu’après la parenthèse historique
de la guerre, qui va contribuer à sa manière à favoriser le phénomène
motocycliste moderne, l’utilisation de la moto par les masses aura pour effet de
réconcilier habilement les deux versants de la pratique, utile et ludique,
professionnelle et de loisir.
En effet, lorsque éclate la deuxième guerre
mondiale, la plupart des pays européens n’ont pas encore intégré la moto à leur
flotte militaire. L’Allemagne va généraliser son usage au cours de la guerre en
l’intégrant à l’arsenal du blitzkrieg (guerre éclair) et montrer ainsi que la
moto est arrivée à sa phase de maturation technique : elle est désormais
fiable, robuste, domesticable pour servir le transport de soldats (et, bientôt,
de main d’œuvre) à travers toute l’Europe. Pour l’anecdote, on rappellera en
effet qu’alors, « La nouvelle carte militaire, c’est la carte routière.
L’état-major français s’en rend compte trop tard, en 1940, lorsque arrivent en
trombe dans les plus petits villages les motocyclistes de l’avant-garde
allemande, munis de cartes Michelin »[38].
La production de masse peut alors
commencer.
Les deux-roues représentent après-guerre le moyen
de transport individuel motorisé le plus accessible. Ils seront utilisés pour
les déplacements de travail, à la campagne comme en ville, par le plus grand
nombre des travailleurs masculins.
C’est désormais l’utilisation strictement
utilitaire qui sera prédominante dans la société. Les vélos sont remplacés par
les vélomoteurs et motocyclettes. Les facteurs, paysans, ouvriers utilisent ce
moyen de transport commode et moins cher que l’automobile.
Les petits garagistes fleurissent sur les routes.
La moto est désormais un mode de transport prolétarien, de masse. C’est par-là même
occasion que son usage se trouvera symboliquement dévalorisé. L’utilisation de
la moto est progressivement assimilée par les bourgeois à un mode de transport
essentiellement salissant. Abandonné à ceux qui n’ont pas accès à autre chose,
la pratique des deux-roues motorisés est dégradée, à la limite dégradante. En
effet les dominants
préfèrent l’automobile, qui permet de transporter femmes et enfants, protégés de
la pluie, du vent et de la crasse, et dont surtout ils peuvent garder le
monopole d’utilisation. Le prix de la voiture la réserve de fait à une certaine
élite, distinguée par son pouvoir économique.
Les années 1960 voient finalement la
démocratisation de l’accès à la voiture et au transport individuel/familial.
C’est l’essor de la production de masse pour les Peugeot, Renault,
Citroën que nous connaissons tous.
Comme le chante Renaud à propos des Français en
général, au milieu des années
1970[39] :
« En novembre au salon de l’auto
ils vont admirer par milliers
le dernier modèle de chez
Peugeot
qu’ils pourront jamais se payer ».
Les classes populaires rêvent alors de la voiture,
anciennement réservée aux bourgeois. Il s’agit d’un effet de diffusion pyramidal
classique. Le goût des voitures se diffuse comme n’importe quel goût
bourgeois[40], avec encore plus de force du fait qu’il
s’agit d’un outil technologique. La voiture semble inévitable : elle sert
dans toutes les situations de déplacement, tourisme, travail, etc., qu’elles
soient individuelles ou familiales, et est désormais accessible financièrement
aux masses comme ce fut le cas de la Ford T aux Etats-Unis. L’effet d’imposition
symbolique de la voiture joue à plein régime, à travers des vecteurs tels que la
publicité. Le consensus du désir est opéré par la voiture, les aspirations sont
complètement massifiées.
A propos de l’effet d’imposition symbolique,
c’est-à-dire en l’occurrence l’effet qui consiste à impressionner la masse des consommateurs
potentiels, on peut consulter la phénoménologie de la Citroën DS que tente
Roland Barthes[41]. Il voit dans ce modèle
« phare » l’esquisse d’une « sublimation de l’ustensilité »
qui remplacerait l’ancien « bestiaire de la puissance » associé aux
modèles de luxe. En fait, il semble que la mise en avant du caractère utilitaire
des modèles haut de gamme permette d’accentuer la fascination exercée à l’époque
(1955) sur les petits-bourgeois. Au fur et à mesure des Trente Glorieuses, le
caractère utilitaire se renforcera pour que l’automobile se rende accessible et
surtout désirable à la masse.
L’objet s’efforce de toujours rester un objet magique, de consommation
somptuaire, pendant qu’il flatte les consommateurs simples par ses accessoires
accessibles : « le tableau de bord ressemble davantage à l’établi
d’une cuisine moderne qu’à la centrale d’une usine »[42]. C’est ainsi que l’automobile s’immisce
progressivement dans les foyers, dans l’intimité, dans les consciences. Les
modèles de luxe se sont rendus accessibles au plus grand nombre sur le plan
symbolique à défaut de l’être sur le plan matériel. Le consommateur n’a plus
d’autre choix que de compenser ce manque par l’achat de modèles sans prestige,
une Deux Chevaux par exemple, qui est toujours dans une certaine mesure la DS du
pauvre.
Le coût de ces modèles est toujours prohibitif
pour la plus grande partie de la population dans les années 1960. Cependant la
voiture a définitivement acquis son caractère magique : «
l’automobile est aujourd’hui l’équivalent assez exact des grandes cathédrales
gothiques : je veux dire une grande création d’époque, conçue passionnément
par des artistes inconnus, consommée dans son image, sinon dans son usage, par
un peuple entier qui s’approprie en elle un objet parfaitement
magique »[43].
L’envie suscitée par cette magie va logiquement se
reporter sur les modèles qui susciteront la démocratisation de l’automobile dans
les années 1960. La petite voiture (les 2
Chevaux, les 4L) rappellera, au moins dans ses composantes utilitaires,
les grosses voitures que la majorité de la population n’a pu pendant plusieurs
décennies que toucher du regard. L’acquisition des modèles démocratiques va
venir à point pour exorciser les envies du peuple, qui ne se pose plus de
question quand on lui propose enfin l’automobile à vil prix.
La civilisation est en marche, en route[44]. Le prolétaire, qui ne dispose pas des
catégories mentales susceptibles d’éprouver la vulgarité ou le prestige des
modèles, se contente de « voitures du peuple » pour remplir des
fonctions utilitaires et pour se distinguer au moins de ceux « qui n’en ont
pas ». Il se trouve alors prisonnier d’un système d’objets (dont
l’automobile semble la clé de voûte), voués à l’obsolescence et à un
renouvellement incessant reposant essentiellement sur la différenciation
fictive. « La production [industrielle] vit, toute sa logique et sa
stratégie s’articulent sur la fragilité et l’obsolescence. Une économie de
produits stables et de bons objets est impensable »[45].
Dans ce contexte, la moto est obsolète.
Pratiquement, symboliquement dépassée. Elle est socialement morte. Personne n’a
plus conscience de la moto comme d’un objet désirable. Tout le monde veut avoir
droit à une voiture, droit au confort, droit à la sécurité, droit à ce à quoi
tout le monde a droit. La publicité revendique à la place du peuple, pour ces
nouveaux droits de l’automobiliste.
Les motards se trouvent de fait relégués en marge
de l’objet de ce discours de masse. Alors que
l’embourgeoisement semble accessible à tous ceux qui, notamment à travers
l’automobile, revendiquent désormais l’accès à une « grande classe moyenne », c’est
finalement un dur retour aux réalités de la domination sociale, exprimé lors du
printemps de mai 1968, qui redonnera une force symbolique à la
motocyclette.
La pratique motocycliste est alors en mesure
d’inventer un certain lyrisme vindicatif... « La DS a beau prendre sa
respiration, gonfler sa suspension, se hausser le col, dans les embouteillages
elle n’est pas à la hauteur. Lorsque pare-chocs contre pare-chocs ils
s’étouffent dans leur propre opulence, les conducteurs peuvent voir passer
d’insaisissables motards à la conduite espiègle. Ces pilotes métamorphosent un
espace routier saturé. »[46]
« Nous sommes les enfants perdus de mai 1968
et les motards émerveillés de mai 1969 ». A cette seconde date correspond
la commercialisation de la Honda 750 Four, moto qui sera le fer de lance de la
production japonaise de motocyclettes. Moins chères, plus fiables, plus
performantes, les nouveaux fleurons du toyotisme vont prendre à contre-pied
l’industrie moto européenne, qui s’essoufflait déjà à cause de l’effet de
substitution de l’automobile. Petit à petit, les motocyclettes se sont trouvées
délaissées du fait du pouvoir de séduction de l’automobile. Rendues inutiles par
la capacité de transport des voitures, supérieures tant en capacité qu’en autonomie, le grand public
les délaisse.
Ainsi, à la fin des Trente Glorieuses,
c’est toutes les grandes marques françaises qui vont disparaître une à une,
tandis qu’en Allemagne et en Angleterre ne subsistera finalement qu’un grand
constructeur.
La massification de la société amène lentement
mais sûrement à la fin de la motocyclette. En correspondance apparente avec la
théorie économique des choix rationnels, les consommateurs se détournent de cet
outil désormais obsolète.
Les années 1960, avec l’apparition de la
télévision, confortent l’apparition d’une société de masse consensuelle, tournée vers
le couple progrès/utilité
comme unique forme de salut.
En fait, il semblerait que les années 1960 aient
simplement marqué le paroxysme du mouvement de croissance économique des Trente
Glorieuses et l’achèvement de la reconstruction. Les temps sont alors à
l’euphorie libératrice : école libératrice, désirs individuels exacerbés,
inconscients défoulés vont pourtant finalement se heurter à un mur. La crise
collective de mai 1968 illustre parfaitement les analyses, à notre avis
complémentaires, de Raymond Boudon et de Pierre Bourdieu, développées
respectivement dans l’Inégalité des Chances et dans la
Reproduction.
Les idéologies libératrices véhiculées à l’époque
se révèlent vite mythologiques et ouvrent sur des déceptions : l’école ne
joue pas un rôle universel de promotion sociale ; la division sociale du
travail et surtout les frontières de classe, présentes sous forme
d’habitus inconscients,
jouent toujours le rôle de régulateurs sociaux. Cette régulation sociale est
aussi un système de hiérarchie qu’il ne suffit pas d’énoncer ou de dénoncer pour
le faire disparaître. Il s’ensuit logiquement que les attentes des agents
sociaux sont déçues : ceux qui n’ont pas été favorisés ne seront pas
forcément promus, et les forces mises en œuvre dans le jeu social, notamment par
les étudiants à travers le sacerdoce universitaire, ne trouveront pas de
rémunérations symboliques ou économiques suffisantes à leurs yeux. Ce contexte
est propice à la naissance et à la diffusion d’un ressentiment général, vite
récupéré, transformé en révolte.
Après coup, une fois les révoltes passées, le
ressentiment qui les a fait naître demeure. Il ne reste plus qu’à dire
« merde à la merde », c’est-à-dire à trouver des échappatoires aux
déceptions personnelles. La moto est, à notre avis, un de ces exutoires. Elle
est l’instrument de distinction par rapport à
ceux qui ont finalement trouvé leur intérêt dans la société de masse, à ceux, en d’autres
termes, qui acceptent leur condition. Face à la plupart des agents, désormais
convertis à l’automobile, la moto permet de dire sans le dire son
insatisfaction, sa frustration. Elle est, dans une certaine mesure, le dernier
espoir de reconnaissance des déçus de la société.
En même temps, elle constitue une sorte de
chantage terroriste : le bruit, la fureur ostentatoires des mécaniques nues
porte en elle la contestation profonde du silence de la masse. Au fond tout aussi
silencieuse puisque non verbale, la contestation motarde s’exprime à travers la
provocation, le défi et un certain isolement narcissique.
Enfermé dans sa combinaison de cuir, isolé des
passants par sa vitesse, le motard se contente de signifier son dégoût de ceux
qui se satisfont de s’asseoir sur leurs privilèges, les automobilistes, la masse.
La pratique motocycliste va alors devenir à
proprement parler un loisir, c’est-à-dire notamment un instrument visant à
signifier un écart, une prise de distance par rapport à la masse laborieuse, au commun des
mortels.
Dans cette optique, mai 1968 apparaît comme le fer
de lance idéologique de la moto.
Sa pratique s’inscrit dans les mythes libérateurs
et individualistes de l’époque. La vitesse, le mouvement, la disponibilité donc
aussi, y sont exacerbées.
« Disponibilité et transgression sont les
deux piliers de la nouvelle pratique motocycliste. Il faut signifier à la fois
la non-participation à l’ordre des besoins et à l’ordre des valeurs
traditionnelles - famille, travail. Nier et contredire. Cependant en faisant
sauter les interdits de la vieille France, les idéologues du désir n’ont fait
que modernisé les discours du capitalisme originel, discours de la bonne nature
humaine et de ses désirs légitimes. Cette consommation innocente et
transgressive va se déverser dans l’industrie de la moto »[47].
Les motos japonaises sont arrivées pendant les
années 1970, fruits mûrs de quatre grands groupes industriels, aux activités
diversifiées : Honda, Yamaha, Suzuki et Kawasaki. Ces motos vont
accompagner le renouveau de la demande, en offrant aux nouveaux entrants la
possibilité d’investir la pratique sans être rompu à la mécanique, et donc de
jouir immédiatement de ces nouveaux objets de
consommation.
Elles sont orientées vers une nouvelle valeur
essentielle : la performance. Ce sont des motos accessibles, standardisées,
fiables et qui permettent de rouler vite. Il faut entendre par là que les
nouvelles motos permettent de rouler plus vite que la majorité des voitures, et
d’atteindre n’importe quelle vitesse plus vite également. Accélération et
vitesse de pointe des motos seront désormais toujours supérieures à celles des
voitures.
La production japonaise, orientée vers des
machines de hautes performances, a donc correspondu à une nouvelle demande,
celle de passionnés capables de sacrifier à la fois confort physique et aussi
bien sûr, le confort social des trajets réglés de l’automobile qui roulent en
files disciplinées. La moto, que la démocratisation de la voiture avait rendu
marginale, devient une marque distinctive, un « stigmate » réservé à
ceux qui volontairement acceptent de se singulariser, souvent négativement, par
leur saleté (« les mains dans le cambouis »), mais aussi positivement,
par leur autonomie de
déplacement (« la moto tout-terrain »). Ces qualités associées à la
pratique motocycliste entraînent le recrutement d’individualistes libertaires et
rebelles. Cette mise à l’écart, cette prise de distance, est souvent préfigurée
par une contestation des valeurs familiales ; elle est dominée par la prise
de risque et surtout par l’idée de la nécessité première du plaisir
individuel.
A l’époque, cette marginalité s’associe fatalement
avec d’autres signes de déviance. Si l’on prend pour éclairage la théorie de
l’étiquetage[48], on comprend mieux pourquoi la pratique
de la moto pouvait ou devait s’assortir de la consommation de stupéfiants, de
musiques « méchantes » et en particuliers le hard-rock ou
« métal » naissant dans les années 1970, et dont l’esthétique sonore
(celles des guitares électriques saturées) surdétermine le rapprochement avec la
moto, vrombissante elle aussi...
La moto est alors perçue à la limite comme étant
une des armes de la guérilla juvénile, menée sans réel but et peut-être aussi
contre eux-mêmes, par les jeunes révoltés qui refusent l’embauche durable,
fuient vers des zones de moindre concurrence salariale, pratiquent le nomadisme
social, tentent de glisser entre les mailles du filet du « monde économique
des adultes »[49]. C’est une révolte des faibles sur les
forts, qui les amène notamment à préférer les petits objets légers et furtifs,
mobiles, aux gros objets de la société du luxe et du
confort.
La contestation des jeunes motards des années 1970
est plus manifeste qu’efficace ; on y trouve souvent des stratégies
concomitantes de défi de la famille et de refus de quitter le domicile familial
pour rester « à l’abri du frigo ». La pratique motocycliste est ainsi
au moins autant une contestation familiale sans voix qu’une contestation
politique, sans voix elle aussi de toute façon : « la mode du cuir,
presque toujours noir et clouté participe à ce vaste chantage, en faisant
endosser au motard les stigmates de la souffrance et de la mort »[50].
Au niveau de la lecture macrosociologique, on peut
dire que ce déplacement de l’usage de la moto vers un usage de loisirs se
manifeste à travers l’investissement du champ par les étudiants.
Majoritaires en 1977 avec 24,3 % des pratiquants[51], les étudiants, initiateurs des
mouvements contestataires du printemps 1968, mettent un point d’honneur à se
distinguer de la masse et
refusent les signes traditionnels d’embourgeoisement tels que l’automobile. Ils
sont les premiers à pouvoir concevoir leurs pratiques de loisirs dans l’action
et le déplacement, le dépaysement, à la limite, le voyage. Eux-mêmes produits ou
sous-produits de la classe
bourgeoise, ils veulent être sûrs de goûter les prestiges de l’aventure et du
risque, de pouvoir compenser leur manque de réussite sociale ou
socio-professionnelle par un surcroît de distinction obtenue à
travers le risque ou plutôt la manifestation de la prise de risque. Les
étudiants motards conduisent leur vie comme ils conduisent sur la route :
avec le risque en prime, et avec à la clé la prime symbolique du risque, le
respect dû à celui qui affronte la mort ou qui donne les signes de sa défiance
par rapport à la nécessité biologique et aux règles de prudence et de
survie.
Avant de revenir sur la signification
différentielle, relative, donc distinctive de la pratique motarde, nous allons
continuer notre histoire du champ et aborder comment la
subversion affichée dans les années 1970 va céder la place à un anticonformisme
beaucoup plus encadré. En effet, le champ va être régulé de manière
à permettre que la pratique motocycliste demeure acceptable au sein d’une
société qui finalement va s’assagir et retrouver des formes plus consensuelles,
tandis que les efforts de distinction et de
compétition du groupe des motards vont se replier sur eux-mêmes. Tandis que le
champ gagne en autonomie, les luttes de
classes se feront de plus en plus à l’intérieur même du champ, laissant définitivement
les enjeux socio-politiques et la contestation radicale de
côté.
Le choc pétrolier de 1973 et la crise économique
qui s’ensuivra vont provoquer une hausse des prix généralisée, et en particulier
des prix de l’essence dans un premier temps. C’est un problème qui, évidemment,
va toucher les motards dans leur ensemble, puisqu’ils sont tous dépendants de la
pompe. Le deuxième contrecoup de la crise que les motards devront tous subir est
la hausse, générale elle aussi, des tarifs d’assurance moto dans le milieu des
années 1970. En effet, les compagnies d’assurance, qui sont touchées
indirectement par la crise, décident de faire des économies en premier sur le
dos des motards qui sont faiblement organisés, dominés socialement pour la
plupart, et en plus complètement minoritaires par rapport aux automobilistes qui
sont la poule aux œufs d’or des assureurs et donc ceux qu’il faut ménager. Les
assureurs invoquent, pour justifier la hausse des prix, l’accidentalité élevée
des deux-roues ainsi que la grande fréquence des vols.
La crise marque un terme à la période d’euphorie
économique des Trente Glorieuses. Les motards se révèlent alors particulièrement
victimes dans la mesure où l’objet de leur passion leur coûte de plus en plus
cher sans qu’ils puissent rien faire, qu’ils ne peuvent que subir la crise de
l’industrie, industrie qui alimente leur passion en produisant les véhicules qui
participent pleinement de leur existence.
La conséquence globale est bien sûr une élévation
du coût global de la pratique qui aboutira à une sursélection par l’argent. Il
faut désormais avoir une certaine assise financière pour pratiquer sereinement
la moto. En plus, cette assise financière est de plus en plus difficile à
conquérir. Le chômage commence à toucher les jeunes, qui sont les premiers
utilisateurs de moto (83 % ont entre 14 et 25 ans en 1977)[52].
Le sentiment de toute-puissance qui animait les
jeunes révoltés de mai 1968 commence à s’estomper. Les motards n’échappent pas à
la crise de confiance générale et se replient sur des motivations d’ordre
matériel : ils vont commencer à se plaindre des taxes sur l’essence, etc.
Mais en dehors de ça, la cohérence des fratries motardes devient sporadique,
fragile : elle ne se réalise plus vraiment que lorsqu’elles se découvrent
une cause commune à défendre, une organisation à mettre en place ou une prise de
position contre des « ennemis de la moto ». Sinon, elles ne tiennent
que le temps d’une balade.
Paradoxalement, c’est ce degré moindre
d’intégration qui va finalement aboutir à la nécessité et donc à la création
d’une fédération des motards, institutionnalisant une solidarité organique à
l’échelle nationale.
A la fin des années 1970, le gouvernement décide
d’appliquer aux motocyclettes le système de la vignette afin de prélever une
taxe supplémentaire sur la circulation et de compenser les manques à gagner liés
à la crise du pétrole. C’est cette menace financière qui va contribuer à unir
les motards sous une bannière commune. S’agissant de menaces financières, le
consensus est finalement plus facile à trouver : personne ne veut payer
plus, tout le monde veut aussi payer moins. C’est ce consensus qui est
incarné par la Fédération française des Motards en Colère, qui voit le jour
officiellement en février 1980.
Ce sont donc finalement des préoccupations assez
étroites qui vont faire naître un mouvement collectif chez les motards. La
vocation de ce mouvement est, à l’origine, de représenter les intérêts des
motocyclistes auprès des pouvoirs publics. Leur lutte est d’abord défensive,
puisqu’ils vont, avec succès d’ailleurs, se battre contre l’imposition de la
vignette. Par la suite, il s’agira encore de dédouaner les motards des frais de
péage autoroutiers. C’est seulement plus tardivement que les revendications vont
se faire exigeantes, avec par exemple la demande d’ouverture de circuits dans
chaque région ou la demande de suppression des glissières de sécurité sur les
autoroutes. La fédération demande non seulement une situation d’exception
fiscale pour les motards, mais aussi des dépenses supplémentaires. En fait, elle
demande essentiellement la prise en compte des motards dans l’aménagement des
infrastructures routières, qui amène des dépenses supplémentaires pour
l’équipement routier.
La vocation revendicative de cette fédération
« en colère » s’alimente
grâce à l’esprit corporatif des motards qui se rassemblent avec beaucoup de
bonne volonté, notamment suite aux appels à
manifester.
Cette fédération continue sur sa lancée
puisqu’elle a mis en place en 1983 une mutuelle d’assurances spécialisées, la
Mutuelle des Motards, grâce à la cotisation de 40.000 membres fondateurs, ainsi
qu’une maison d’éditions, les éditions FFMC, qui éditent le mensuel spécialisé
le plus lu de la presse française, Moto-Magazine.
La Mutuelle se réclame de l’économie sociale,
tandis que la FFMC emploie surtout des bénévoles. Ainsi, on peut dire que c’est
bien l’engagement spontané de certains motards qui permet leur existence
institutionnelle. Les relais régionaux sont tous assurés par des bénévoles,
tandis qu’à Paris il n’y a que quatre salariés de la
fédération.
La contestation des motards s’est donc organisée
au tournant des années 1980, et au passage elle s’est transformée en
revendication.
Le libertarisme s’est transformé en syndicalisme,
faute de mieux sans doute.
La colère des motards, dont le propre était sans
doute d’être inaudible, veut désormais se faire entendre des pouvoirs publics à
travers le mouvement associatif.
Cette compromission, diront certains, va permettre effectivement à une
action proprement collective de prendre forme ; toutefois, elle va chercher
à tirer sa légitimité d’une action et d’une pensée de plus en plus sécuritaire.
Au lieu de chercher uniquement à obtenir plus, elle joue au donnant-donnant à
travers des actions de sensibilisation et de prévention. Il faut se poser la
question de savoir dans quelle mesure cette orientation est fondée
démocratiquement, dans quelle mesure elle est représentative des préoccupations
réelles des motards.
A l’époque, la plupart des motards vont arrêter la
moto une fois passé le cap statistique des 25 ans[53], soit en raison des obligations
militaires, soit en raison du mariage, soit en raison du travail. Nombreux
estiment que l’ « âge de la témérité est passé » ; il semble
bien que les accidents et la prise de conscience des dangers soit une cause
fréquente d’arrêt de la pratique.
Avec la crise pétrolière, la hausse des prix, le
chômage, les barrières à l’entrée dans la pratique vont se faire plus sévères
pour les jeunes. Il faut ajouter à cela que le port du casque devient
obligatoire - entraînant par cette occasion des frais supplémentaires. En outre,
le permis de conduire spécifique aux motocyclettes de plus de 125 cm3 est exigé
à partir de 1980.
Toutes ces mesures induisent une professionnalisation
du champ : n’est plus
motard le premier venu qui enfourche une motocyclette, il faut passer le permis,
acheter un casque. Aujourd’hui, tout cela est cher, il faut déjà un
investissement préliminaire avant l’achat proprement dit de la moto. Le permis
est un investissement d’argent, mais aussi, voire surtout, de temps pour les
nouveaux motards qui sont pour la plupart déjà rentrés dans la vie active. En
effet l’âge moyen des motards aujourd’hui est de 33 ans.
Seuls sont motards ceux qui ont les moyens de
payer l’assurance obligatoire, le blouson qui va avec la moto, les gants... et
les motards eux-mêmes ont tendance à tirer un certain prestige de l’obtention de
ces épreuves pourtant obligées. Ils seront finalement plus prompts à accepter
parmi les leurs, parmi leur groupe d‘amis motards, quelqu’un qui pourra
justifier du fait d’avoir rempli avec succès les épreuves du permis, réputées
« les plus difficiles au monde ».
Pour les rebelles des années 1970, désormais
promus négativement au rang d’arrière-garde, la culture rebelle est morte. Comme
le chante Renaud, motard en son temps, « Mes copains sont tous en
cabane
ou à l’armée ou à l’usine
Ils se sont rangés des
bécanes
Y a plus d’jeunesse tiens ça
m’déprime »[54].
Le renouveau libéral, rigoriste, thatchériste, qui
touche d’abord l’Angleterre, berceau industriel de la moto participe du
« retour aux réalités ». En 1986, la mort de Coluche, qui se tue à
moto, semble avoir marqué d’une croix blanche le mythe du rebelle, décalé,
libertaire et contestataire.
Aujourd’hui, les motards s’emploient plutôt à
rendre plus positive, plus blanche, leur image de blousons noirs, c’est-à-dire à
dire à afficher des préoccupations plus consensuelles sur la sécurité, etc. Leur
distinction commence,
elle aussi, à se massifier. A défaut de se distinguer du reste de la société par
une révolte et un décalage réels, ils s’emploient à se concurrencer
mutuellement, dans une guerre de tous contre tous qui est aussi une guerre de
castes, mais à l’intérieur du champ.
Il existe des guerres de clan au sein de motards,
dont les armes sont de petites mesquineries, de petites ignorances, bref, de
petits snobismes.
Par exemple, depuis la loi de 1996 qui autorise
les titulaires du permis de conduire automobile à conduire des motos de petite
cylindrée (125 cm3) après deux ans de pratique, il y a eu une forte croissance
du marché des deux-roues à moteur, ce qui s’est traduit, en milieu urbain
principalement, par une recrudescence de ces usagers de petites
motocyclettes.
Or entre motards, la coutume veut que l’on se
salue mutuellement par un petit geste de la main, index et majeur formant un
« V ». Mais les motards font le plus souvent une exception en ce qui
concerne ceux qui conduisent des petites cylindrées. Ainsi, le cas d’un motard
qui raconte comment, s’il vient à s’arrêter à un feu rouge au voisinage d’une
moto de petite cylindrée (scooter ou 125 cm3), il s’efforcera la plupart du
temps de ne pas regarder les conducteurs en question dans les yeux. Cela lui
évitera de toute façon d’être sollicité pour un salut. Ce faisant, il élimine de
fait toute possibilité de communication dans la mesure où son regard ne
reconnaît même pas l’existence d’un semblable auprès de lui. Il existe une
véritable frontière invisible, sociologiquement une frontière de classe, entre celui qui roule
sur deux-roues mais deux-roues puissantes, chères, reconnues en tant que telles,
et celui qui roule sur le deux-roues du pauvre, celui qui n’a pas eu le temps de
passer son permis, l’argent de s’acheter une grosse moto,
etc...
Le plus paradoxal de ces nouveaux habitus classifiants chez les
motards est qu’ils effectuent une distinction temporelle
entre le moment de la pratique et la vie normale. Ainsi on ne salue pas un
piéton qui serait par ailleurs motard, même s’il porte un casque à la main.
C’est uniquement le compagnon de route que l’on salue, celui qui pourra apporter
l’occasion d’une petite course, d’une petite balade ou d’un petit coup de main
tout simplement. Ceci a toujours été le cas.
Par contre, le fait que les possesseurs de petites
cylindrées tendent à être ignorés démontre que l’autonomisation du champ ne s’accompagne pas du
tout d’une intégration plus égalitaire ou plus universelle. Au contraire, on
peut désormais être motard, le jour où on essaie un scooter, on n’est plus
reconnu, qu’on soit devant ou derrière, qu’on roule vite ou non, courageusement
ou non. Rien à faire, il faut posséder le minimum vital, la grosse cylindrée.
Cette distinction semble
perverse dans la mesure où elle a tendance à contaminer l’esprit de plus en plus
d’agents, nouveaux entrants dans le champ. Au fur et à mesure de
l’évolution du public des motards et de l’individualisation des goûts et des
choix de vie, on s’aperçoit même que c’est seulement entre eux que se saluent
désormais certains types d’utilisateurs. Par exemple, les possesseurs de motos
allemandes, BMW, sont souvent « snobés » et réduits à se saluer entre
eux. Les possesseurs de machines sportives, les plus modernes, les plus chères
et potentiellement les plus performantes (et aussi les plus risquées), sont les
plus sélectifs et ne saluent parfois que ceux qui possèdent la même catégorie de
moto qu’eux...
Il faut savoir, de plus, que ces discriminations
se retournent volontiers contre les motards. En effet les purs et durs, en
ignorant les « petits » motards, qu’ils considèreront comme
embourgeoisés, efféminés, agissent inconsciemment par un effet de ressentiment
social. Objectivement cela se traduit par le fait que les victimes de cette
ignorance tendent à être issus de classes sociales supérieures. Or, on peut, en
analysant un phénomène qui a eu lieu à l’occasion de l’accession des
automobilistes aux motos de petite cylindrée, se rendre compte, que ces
« petits » motards peuvent être des alliés objectifs des «
purs ». En effet, toute une catégorie sociale, celle des cadres moyens et
supérieurs, et toute une tranche d’âge, celle des plus de trente-cinq ans, ont
eu soudain accès aux joies du deux-roues. Les motos, jadis réservées à d’autres,
ont été joyeusement enfourchées par des petits patrons, des ingénieurs qui
avaient remisé depuis longtemps leurs rêves de « chevauchée sauvage ».
C’est alors que ces messieurs ont découvert l’état déplorable de certaines
routes, et ils ont regardé d’un tout autre œil les glissières de sécurité, dont
les potelets semblent conçus pour décapiter les motards qui chutent. Et ils en
ont parlé autour d’eux, à leurs amis. Ce que quelques centaines de milliers de
jeunes motards sans relations ni influence n’avaient pu obtenir en trente ans,
les quinquagénaires aux bras longs l’ont obtenu très vite : on a refait des
routes, posé des jupes aux pieds des barrières. C’est ainsi que, notamment,
l’ensemble du boulevard périphérique parisien a vu ses glissières remplacées par
un muret de séparation.
Si l’on écoute les agents impliqués dans le champ, on se rend compte que les
justifications de ces discriminations tiennent à plusieurs types de
discours : le premier concerne la performance. Dans cette optique, on ne
salue pas ceux qui ne sauront de toute façon pas être compétitifs. Ce discours
s’auto-justifie par le biais d’une compétition imaginaire où les motos
pourraient s’affronter selon des critères de performance objectifs. A la limite,
ce type d’auto-justification semblerait presque vouloir prétendre à une certaine
équité. Seuls sont salués ceux qui sont en mesure de se
mesurer.
L’autre type de justification concerne plus
particulièrement la discrimination qui s’opère à l’encontre des possesseurs de
petite cylindrée. Le « vrai » motard va alors supposer, concernant ces
utilisateurs déclassés, que ceux-ci ne méritent pas le respect exprimé dans le
salut dans la mesure où le fait de posséder une petite moto est le signe même du
fait qu’ils ne souhaitent pas personnellement leur intégration et leur
reconnaissance par le groupe des « vrais » motards. Le motard fait en
fait comme si le coût d’accès à la pratique était le même pour tous et comme si
le fait de rouler sur une « petite » constituait un choix forcément
délibéré. Cela semble d’autant plus justifié aux yeux du motard que le fait
d’avoir une « grosse » moto constitue souvent pour lui un élément de
la pratique aussi important, sinon plus, que le simple fait de rouler sur
deux-roues (alors même que les avantages strictement utilitaires de la
« petite » et de la « grosse » seraient les
mêmes).
Evidemment, ce type de justification ignore les
conditions de possibilité qui font que l’accès à la pratique de la moto est plus
ou moins difficile selon que l’on dispose d’un capital de départ important,
principalement du capital
économique.
Les frontières entre les catégories sont très
fluctuantes et il faut y voir, la plupart du temps, des conflits entre
arrière-garde et avant-garde. Les progrès technologiques, l’évolution des
modèles en tout cas, condamnent immanquablement même les plus purs d’entre les
durs, à terme. Chaque nouvelle génération entend défendre les conditions de sa
pratique personnelle.
L’histoire du champ des motards montre qu’à la
fin des années 1960, la pratique était plus unie, plus monolithique, du fait que
tout le monde se passionnait pour les nouvelles motos japonaises, en particulier
sur un modèle, la Honda 750 Four de 1969 qui a presque fait figure de messie, de
sauveur d’une pratique condamnée ou au moins au déclin. Aujourd’hui, avec la
division des pratiques et la professionnalisation
(donc une certaine banalisation, massification), le motard risque en permanence
l’anonymat.
En conséquence, il se produit des phénomènes de
repli identitaires. Les motards qui se respectent et communiquent
immanquablement sont désormais des amis proches, tout du moins déjà connus, ceux
de la « bande », de la fratrie. Le salut motard, dans ce cas, n’est
plus qu’un égard formel, une politesse ou peut-être pire ; la marque de
disponibilité et de volonté d’entraide que le salut représentait ne serait plus
qu’une marque de distinction par rapport
aux automobilistes qui sont eux complètement divisés et cloisonnés,
massifiés.
L’évolution technologique participe du processus
d’individuation et de cloisonnement qui touche toute la société. Indirectement,
il touche aussi les motards. Par exemple, le fait que les motos d’aujourd’hui
soient plus fiables les empêche de tomber en panne, c’est fort logique. Cela
rend l’éventualité de croiser sur le bord de la route un motard en difficulté
beaucoup plus rare. La possibilité de se croiser, de sympathiser, de tisser des
rapports de dialogue et d’entraide plus directs est donc rendue plus
difficile.
Le seul endroit où des motards inconnus peuvent
désormais se rencontrer de manière fortuite et dialoguer semble être la pompe à
essence. Mais là, pas d’entraide, pas de défi commun : chacun paie avec
chacun son argent, puis, logiquement, chacun s’en va.
On en vient alors à se demander quel est le signe
de ce salut motard si, et c’est parfois le cas, on est par ailleurs incapable de
se parler quand on s’arrête aux mêmes endroits.
Aujourd’hui les motards sont donc dans une
situation d’anonymat et de division croissante. Chaque innovation technique,
chaque nouveau modèle, apporte son lot de déclassés : il arrive souvent un
jour où les motards renoncent à racheter des machines neuves, satisfaits qu’ils
sont de leurs anciennes. Ils passent alors immanquablement du côté de
l’arrière-garde de ceux qui renoncent à posséder une machine clinquante et
rutilante, s’exposant par là même au mépris des nouveaux entrants qui ne
comprennent pas encore la nécessité de dissocier le plaisir de rouler du plaisir
ostentatoire de l’objet. Ceux qui sont entrés dans l’arrière-garde développent
alors souvent un ressentiment face à ceux qui persévèrent inlassablement dans
l’achat des nouveaux modèles : ils les traitent de
« consomotards », arguant notamment du fait que les nouveaux entrants,
au moindre embarras mécanique, préfèrent à la limite changer de moto plutôt que
de la maintenir.
On pourrait presque faire une analogie structurale
entre la situation des amateurs purs et durs (l’arrière-garde), qui sont
attachés à une moto particulière, et une sorte de contrat de mariage, avec ses
devoirs de fidélité et d’assistance, assistance technique, mécanique en
l’occurrence. De l’autre côté, les nouveaux entrants appliquent les principes du
libéralisme qui, s’ils s’appliquent au couple à travers la libération sexuelle,
n’avaient aucune raison de ne pas s’attaquer au couple homme-machine incarné par
le pilote et sa moto. Une fois qu’une moto a passé le cap des 30.000 km, stade
auquel certains éléments mécaniques doivent commencer à être changés, les
utilisateurs qui en ont les moyens et le désir s’en débarrassent comme de vieux
mouchoirs. Ils s’économisent par la même occasion l’embarras du suivi, de
l’attention aux divers problèmes d’usure qui pourront survenir, etc. Cette
dynamique d’achat les condamne effectivement à rentrer dans un cycle de
renouvellements incessants de la moto, des différentes pièces détachées. Ils
s’habituent à des motos clinquantes, et le moindre accroc sur la peinture, la
moindre bosse sur le carénage les empêche d’en jouir. L’objet doit être parfait,
c’est-à-dire lisse, neuf et immédiatement fonctionnel.
Certains rassemblements de motards sont le lieu de
démonstrations d’essence fétichiste.
Tous les vendredis soir, vers 23H, sur l’esplanade
du château de Vincennes, à côté de Paris dans la banlieue est, des motards
anonymes se regroupent traditionnellement. C’est l’occasion pour eux de faire
des démonstrations d’adresse, le tout sous la surveillance de la police, qui ne
tarde jamais à intervenir pour interdire les cabrioles. La principale activité
des motards consiste alors à regarder la moto de ses voisins, tantôt avec un
regard envieux, tantôt avec un regard dédaigneux, au moins pour la soumettre à
son appréciation esthétique. Le fait est que les motos qui sont rassemblées là
sont la plupart du temps, d’après l’observation directe, nettoyées, lustrées
directement en prévision du soir. Il y a là une sorte d’exhibitionnisme auquel
ne participent que ceux qui se donnent la peine d’avoir fait briller leur engin,
au prix de certains efforts et de beaucoup de temps. Les autres,
l’arrière-garde, préfèrent éviter ceux qui de toutes façons ne les considèreront
pas, simplement à cause de l’aspect de leur moto. Ils se trouvent de fait exclus
de ces rassemblements pourtant spontanés, théoriquement ouverts, car les dominants du champ monopolisent l’attention.
De fait, l’arrière-garde est alors contrainte de se replier sur le groupe des
amis connus, de ceux que l’on doit préserver de l’esprit de compétition
somptuaire grâce à la force des attachements affectifs, en les dissuadant de
changer de moto, en les aidant dans les réparations, etc.
Mais il existe une vraie force d’attraction
exercée sur les motards, toujours « consomotards » potentiels,
toujours exposés à subir l’attirance et donc l’envie de la nouveauté, du
renouvellement, du désir sans cesse « réinventé ». Cette force
d’attraction est celle du spectacle, du spectacle de la course plus précisément.
Lieu de vraie compétition, pure et parfaite, équitable en apparence, lieu
d’investissement total dans la pratique, la course motocycliste édicte certaines
règles au champ motocycliste.
En fait, elle contribue à véhiculer non pas l’esprit de compétition qui anime
les courses proprement dites, mais distribue seulement la possibilité de
s’approprier symboliquement les signes de cet esprit de compétition, de fair-play si prisé. Au travers des
compétitions motocyclistes, la seule appropriation possible du spectateur
discipliné est celle qui est donnée par la publicité, par l’offre de produits
dérivés sur le marché. C’est ce qui se donne à voir au travers de la vente de
modèles de motos « replica », modèle de vente éprouvé depuis le milieu
des années 1980, qui propose au consommateur d’acheter directement en magasin
des motos destinées au départ, techniquement, à un usage sur piste. Répliques
fidèles des motos de compétition, ces engins n’ont de possibilité d’exprimer
leurs possibilités techniques, qui sont d’abord des possibilités sportives, que
sur la piste des circuits de compétition.
C’est justement ces motos,
« inexploitables » sur la route, comme on le dirait dans le jargon
motard, qui font l’objet de la plus grande promotion de la part des
constructeurs.
En effet, ces modèles de course ont l’avantage,
pour les vendeurs, de se renouveler très rapidement : à la limite, tous les
ans, c’est un modèle amélioré qui fait son apparition.
En fait, les modèles sportifs sont mis à jour
fréquemment sous prétexte d’intégrer les dernières innovations technologiques,
et, ce faisant, de gagner quelques centièmes de secondes de rapidité
potentielles lors d’un tour sur circuit. C’est ainsi que, année après année, les
motos sportives se suivent et se ressemblent, mais pas tout à fait. Les
constructeurs profitent des mises à jour techniques pour opérer des
différenciations reconnaissables : les carénages des motos sont légèrement
redessinés pour suivre les tendances du design. Cette année, plus rond, la
suivante, plus effilé, etc. Comme va la mode vestimentaire, il y a une mode pour
les motos, ou plus exactement des tendances stylistiques qui se dessinent les
unes par-dessus les autres. Ce processus ne manquent pas de rejeter les modèles
précédents dans une sorte d’obsolescence symbolique.
Ces modèles s’usent rapidement, vite démodés, et
aussi vite cassés, avec des moteurs très pointus et peu endurants. La mode de
ces motos est là pour alimenter et pour réinventer les désirs des
consommateurs : très vite leur moto est obsolète, ils auront alors la joie
de découvrir que l’événement malheureux (la casse de leur moto par exemple) est
en fait une chance d’acheter un nouveau modèle, « amélioré ». Il y a
là une compensation au fait que les consommateurs pourraient se sentir lésés de
voir leur moto dépérir sans qu’on les console en leur promettant mieux. Il
convient toutefois d’analyser dans quoi réside ce « mieux ».
Les impressions de redécouverte permanente
associée aux nouveaux modèles sont en grande partie entretenues par la presse
motocycliste. A l’image de Moto-Magazine[55], le magazine dominant (en termes de
diffusion) du champ, les
revues motardes mettent l’accent sur les nouveaux modèles, souvent présentés en
couverture, et faisant toujours l’objet des articles les plus fouillés. La sauce
à laquelle les motos sportives sont servies est assez ressemblante, d’une presse
à l’autre : la présentation privée du nouveau modèle a lieu en général dans
des contrées ensoleillées, sur un circuit, afin que le journaliste-testeur
puisse rapporter ses impressions. Dorlotés par des hôtesses, gavés de petits
fours, on peut comprendre que les journalistes se sentent quelque peu redevables
vis-à-vis des constructeurs, et présentent ainsi à leur tour les nouveaux
modèles sous leur meilleur jour. Toutefois, ce n’est pas seulement par servilité
qu’il en est ainsi. La presse moto vit de pouvoir donner envie de lire à ses
lecteurs, c’est-à-dire qu’elle se doit d’être aguicheuse, de présenter des
images attirantes, des produits nouveaux. Il y a donc une communauté d’intérêts
entre les constructeurs et la presse. De surcroît, il existe des liens
économiques directs, à travers les pages de publicité que les constructeurs
achètent aux magazines, qui font que l’indépendance de la presse moto est toute
relative. De toute façon, on pourrait dire que le problème n’est pas là étant
donné que les consommateurs-lecteurs tendent à se massifier et à attendre des
informations de plus en plus publicitaires, « racoleuses ».
Il est à ce sujet assez révélateur de constater
que dans les pages de Moto-Magazine, les auteurs font référence aux lecteurs en
tant que « consomotards », en particulier quand il s’agit d’articles
sur des accessoires, sur des biens dérivés au sens large, comme les tenues de
moto, les sacoches, les nettoyants, etc. Ceci indique bien que la fusion entre
consommateur et motard est en passe de se réaliser, au moins dans l’esprit des
journalistes qui y ont d’ailleurs intérêt.
Pour en revenir au sujet, il faut donc souligner
que les motos sportives, qui se renouvellent le plus rapidement, font donc
l’objet de plus d’articles de la part de la presse. Cette presse s’applique à
mettre l’accent sur les nouveautés, les différences relatives entre un modèle et
son prédécesseur. Le plus souvent, il s’agit d’indications techniques, comme
« bras oscillant allégé de 200 g », « nouveau système d’admission
d’air forcé », « géométrie remaniée », etc. qui renvoient toutes
de manière lointaine à des sensations de conduite. Mais en fait, quand le
journaliste aborde ce qui ressort de ses impressions à la conduite, on retombe
dans un flou qui cache l’absence de différenciation marquée.
Un magazine avait tenté, il y a quelques années[56],
de comparer exceptionnellement un modèle vieux de sept ans avec sa réplique
actuelle. Le procédé, sans intention démystificatrice, s’était révélé
éloquent : étant donné que le modèle d’époque était demeuré (fait rare au
demeurant) en parfait état, les différences se sont avérées minimes :
plutôt des différences de confort (bruit, commandes dures,
etc.).
Il est bien évident que l’évolution des modèles de
motos concentre ce que l’on peut appeler des différenciations fictives :
destinées à attirer la curiosité ou à justifier la nouveauté, elle ne découle
que rarement d’un changement nécessaire. En fait, elles servent, en dernière
analyse, à marquer la supériorité symbolique de la nouveauté sur l’ancien.
Si les motos sportives sont le support privilégié
de ces différenciations, c’est parce qu’elles ont, à travers les compétitions,
un potentiel de visibilité médiatique rare. D’autre part, elles permettent, à
travers les évolutions techniques, utiles il est vrai dans le cadre de la
compétition, de justifier la nouveauté - et donc de « déculpabiliser »
l’acheteur. Elles s’offrent ainsi, dans une société de consommation, de
consomotards, une place privilégiée, dominante, de fait. Se prêtant le mieux à
la différenciation fictive, moteur de la consommation, elles ont la préférence
des constructeurs/vendeurs qui peuvent les vendre beaucoup plus chères. Leur
inaccessibilité et leur rareté redoublent peut-être le désir qu’ont les motards
pour ces modèles. En tous cas, elles figurent parmi les motos les plus
respectées, voire les plus enviées. A chaque fois qu’ils voient une course de
moto à la télévision, c’est une occasion pour les possesseurs de motos sportives
de se reconnaître. Le destin des acheteurs de moto est effectivement lié à celui
des pilotes professionnels : à chaque victoire, c’est la marque de la moto
du vainqueur qui gagne aussi, à travers les ventes qui ne manquent pas
d’augmenter.
Du fait de la compétition professionnelle qui
entraîne et nécessite un surinvestissement dans les innovations et la
performance « pure », les motos sportives mises sur le marché perdent
d’année en année un peu plus de leur réalisme[57].
Il est d’autant plus rare de voir leur potentiel
exploité sur la route que la moindre rotation franche de la poignée de gaz de
ces bolides s’accompagne d’accélérations tout aussi franches. De 0 à 100 km/h en
moins de 4 secondes pour la plupart des grosses cylindrées performantes, c’est
de quoi vous propulser à des vitesses largement illégales avant que vous ayez eu
le temps de jeter un œil sur le compteur de vitesse. Dans les faits, peu de
motards se risquent à de telles extrémités. On peut même supposer que plus la
moto est chère, plus elle est capable d’aller vite, moins elle est
« utilisée » par rapport à son potentiel.
Même les motos routières d’entrée de gamme, celles
proposées à moins de 40.000 F, permettent déjà d’atteindre le seuil des 200
km/h. Pour ce qui concerne les sportives, il s’agit de petites fusées que
virtuellement personne ne poussera à la limite sur la route. Pourtant, ce sont
des modèles répandus, dont les chiffres de vente se situent parmi le trio de
tête des ventes de moto sur une année. Ce sont ces motos qui rapportent le plus
d’argent aux constructeurs, et bien sûr qui coûtent le plus cher aux
utilisateurs.
Un exemple frappant du corporatisme qui entoure
ces motos nous est donné par les
rassemblements de motards qui ont lieu lors des
courses d’endurance, type 24 Heures du Mans. En effet, lors de cette
manifestation annuelle, on peut voir des milliers de motards venir assister à la
course, qui, des essais aux 24 heures d’endurance sur la piste, dure le
week-end. C’est l’occasion d’un grand rassemblement qui dure de jour en jour. On
dort sous la tente, on sort le barbecue, les bières, et on discute autour du
feu.
Mais surtout, on peut entendre à travers tout le
week-end des bruits de moteur de moto poussés à leur limite, au
« rupteur »[58]. Au premier abord, on pourrait penser que
ce sont les bruits de la course. Mais non, il s’agit de moteurs en pleines
souffrances, poussés pour le simple plaisir d’impressionner la galerie par le
niveau de décibels. Sans aucune raison, au point mort, immobiles, les motos sont
maltraitées puisque le fait de maintenir le moteur à un régime aussi élevé
(souvent sans préchauffage) entraîne des frottements mécaniques maximaux
auxquelles les motos qui courent sur la piste ne sont même pas soumises. Le
geste du propriétaire de la moto consiste simplement à « essorer » la
poignée de gaz pour faire du bruit. Ces manifestations très bruyantes, à la
limite du supportable, tant pour le moteur que pour les oreilles, ne manquent
pas de déclencher des petits rassemblements, quelle que soit l’heure du jour ou
de la nuit. Attirés par le bruit comme les insectes le sont par la lumière, les
spectateurs viennent subir l’insistance du son qui les transperce et qui émane
d’une moto réputée véloce, prestigieuse, chère, etc.
La plupart du temps, ceux qui se permettent ces
attentats sonores, parfois acclamés, sont en effet les possesseurs de motos
clinquantes, qui seront du même coup au centre de toutes les attentions et de
tous les regards. En outre, leurs motos disposent de pots d’échappement
illégaux, non homologués sur la route, qui font plus de bruit, un bruit plus
« authentique » dans la mesure où le conduit d’échappement est libre,
il n’est pas entravé par des chicanes qui étouffent le son pour maintenir le
niveau de décibels en-deça des limites légales. Avant d’oser solliciter
l’attention de cette manière, le motard aura pris soin en général de vérifier
que sa moto est parfaitement propre, que l’objet est impeccable, désirable par
le commun des motards qui assistent aux courses de vitesse. Ce public est plus
particulièrement susceptible, en effet, de subir l’assaut sonore des mécaniques
en pleines douleurs avec plaisir ou reconnaissance. Les modèles dont on fait
« parler » les moteurs sont en effet les répliques de ceux qui courent
dans la compétition officielle, à quelques mètres de là. Toutefois, la
compétition n’est pas de la même nature. Alors qu’en compétition, elle demande
l’engagement d’une équipe technique, la finesse d’un pilotage, dans le public,
il s’agit d’une compétition somptuaire, qui substitue l’étourdissement à
l’adrénaline, qui est d’essence spectaculaire quand la course place le pilote en
interaction avec son environnement, dans une situation de défi permanent d’une
exigence rare.
Parents pauvres des pilotes de course, les
spectateurs sont cantonnés, dans leur espace, à la compétition somptuaire qui
consiste à faire valoir sa puissance financière, toute relative et toute
inférieure d’ailleurs à celles des pilotes qu’ils
admirent.
La situation du public des grands prix est
visiblement frustrante. A défaut de pouvoir s’exprimer sur la piste, sur le
terrain d’expression qui est destiné à leurs motos, ils se contentent d’afficher
les signes, visuels ou sonores, de la compétition, et ainsi de participer ou
plutôt d’encourager leurs héros par leur présence et leur contribution, à la
marque dont ils achètent les motos, aux organisateurs des grands prix (avec le
prix, élevé, des tickets d’entrée). La seule compensation dont bénéficient les
membres du public est le respect dont ils bénéficient de la part de leurs
congénères, les autres motards.
C’est une dimension importante de l’économie
symbolique du champ des
motards, notamment puisque ce respect qui leur est accordé dépasse le strict
cadre des week-ends de grand prix. En effet, il faut prendre en compte le fait
que les courses font aussi l’objet d’une diffusion de masse, à la télévision. C’est à
cause de la médiatisation que les motards sont portés à adopter les signes de
leur participation, même passive, aux formes les plus populaires de compétition.
Pour ceux qui ont accès au spectacle de la compétition à travers ce médium,
l’analogie est évidente entre les formes adoptées par les motos sportives
vendues sur le marché et les motos des grands prix retransmis qui s’impriment
sur les rétines téléspectatrices. Comme les grands prix sont visiblement le
théâtre de la compétition la plus âpre, la plus risquée ou en tout cas la plus
rapide, le prestige des pilotes véritablement impliqués va déteindre, pour
partie au moins, sur ceux qui achètent les mêmes motos et qui seront donc
supposer en faire le même usage totalement débridé et d’une certaine manière,
libéré. Il y a donc dans le comportement des motards épris de motos de vitesse,
en particulier dans leurs choix d’achat, une estimation inconsciente de la
valeur, du crédit potentiel accordé à l’objet dans lequel ils investissent. En
fait, tout se passe comme si ceux qui achètent une moto de vitesse ont avant
tout besoin d’être estimés, regardés par le plus grand nombre et que c’est de
cette énergie transmise par le regard des autres qu’ils vont alimenter leur
propre attachement, finalement narcissique, à l’objet. « Dans la pratique,
c’est-à-dire dans un champ
particulier, toutes les propriétés incorporées (dispositions) ou objectivées
(biens économiques ou culturels) qui sont attachées aux agents ne sont pas
toujours simultanément efficientes ; la logique spécifique de chaque champ détermine celles qui ont
cours sur ce marché, qui sont pertinentes et efficientes dans le jeu considéré,
qui, dans la relation avec ce champ, fonctionnent comme capital spécifique et, par là,
comme facteur explicatif des pratiques »[59].
Il s’ensuit que l’habitus qui porte les motards
à acheter ces motos est en fait une stratégie visant à obtenir le maximum de
gains sociaux ou symboliques, ce qui revient au même dans notre propos
sociologique. Leurs dispositions manifeste une espérance de gains de
reconnaissance adaptée au milieu dans lequel ils évoluent. Plutôt, elles
correspondent à l’idée qu’ils peuvent se faire subjectivement du crédit qu’ils
se verront accorder par les autres. Dans cette optique, la retransmission
télévisée des grands prix est à la fois un facteur objectif qui porte à la
reconnaissance des motos les plus sportives parmi les téléspectateurs, et aussi
un instrument subjectif de connaissance, pour celui qui cherche à maximiser son
profit dans le champ. C’est
alors que l’acheteur retrouve un rôle actif, même si d’ailleurs il en est
inconscient. Son comportement prend un sens actif, en tant que stratégie de distinction. Le fait de
voir à la télévision un grand prix sera pour lui l’indice de la reconnaissance
potentielle de la masse des
téléspectateurs.
Idéalement, et dans les conditions d’un système
économique parfaitement libéral, c’est-à-dire dans les conditions de la
concurrence pure et parfaite, le téléspectateur/consomotard devrait, dans cette
optique, être informé du taux d’audience des grands prix pour lui permettre
d’affiner ses choix. Cela lui permettrait d’évaluer au plus juste l’impact de sa
consommation de loisirs, c’est-à-dire de sa consommation ostentatoire, en
fonction de l’impact médiatique, qui ne sera pas l’impact de la télévision en
tant que telle[60], mais l’impact des images véhiculées, des
images de véhicules en l’occurrence, qui vont dès lors qu’ils sont mis en avant,
car la télévision est une scène, subir une transsubstantiation qui les fera
immanquablement passer du statut subjectif d’outil au statut d’objet de
désir.
On comprend mieux pourquoi, dès lors, les motos
des grands prix attirent le regard, aguiche. Elle est d’autant plus attirante
qu’elle est connue et donc reconnue. Seul le regard neuf du nouvel entrant dans
le champ des motards sait
encore s’étonner de ce que l’aura, au sens magique, au sens fort, d’une moto
puisse être si grande. En fait, il ne s’agit pas de puissance mécanique, de
performances, mais seulement de puissance fantasmée et nourrie du regard des
autres.
En France, il existe une loi qui bride toutes les
motos à un maximum de 100 chevaux. Dans la pratique, beaucoup de celles qui, à
la sortie de l’usine, offrent plus de puissance, sont débridées à peine sorties
du concessionnaire. Mais il ne demeure pas moins vrai qu’une partie de ces motos
sont achetées telles quelles et conservent leur bridage. Prenons par exemple une
moto de 150 chevaux potentiels mais bridée par la réglementation à 100 chevaux.
La première est vendue nettement plus chère qu’une moto de 100 chevaux à
l’origine et qui n’aura pas eu à subir de bridage réglementaire. On pourrait
même supposer que la plus onéreuse sera aussi la moins agile étant donné le
surcroît de poids occasionné par la plus grande puissance du moteur d’origine.
Eh bien pourtant, il se trouve des acheteurs pour préférer acquérir, en dépit du
bon sens le plus évident, la moto la plus chère, bridée. La seule différence
« positive » étant alors le logo, R1 (pour 1000 cm3) au lieu de R6
(pour 600 cm3), pour citer des modèles sportifs populaires, que le conducteur
pourra arborer. Le motard, c’est aussi « le fait d’un moi ne pouvant avoir
le sentiment de se dépasser que s’il se reflète dans l’image que les autres lui
offrent de son propre dépassement ».
A travers tous ces exemples nous avons donc
contribué à prouver que l’achat d’une moto répondait bien souvent à des
problématiques de consommation ostentatoire qui demeurent celles de la
problématique Veblénienne. Cette consommation pourrait paraître innocente si
elle ne posait in fine des problèmes de discrimination entre les
différents sous-groupes du champ des
motards.
Nous allons désormais nous poser la question de
savoir quels sont les principes de distinction qui régissent
le fonctionnement du champ
par rapport à la société dans son ensemble, quels sont les traits distinctifs
qui unissent les motards dans leur ensemble face au reste de la population
française.
Etant donné la dispersion du champ à travers les classes,
classes sociales ou encore classes d’âge, nous tenterons de cerner les traits
distinctifs des motards, « fiers de l’être », à travers une analyse
psycho-sociologique mettant en jeu principalement des traits de personnalité
individuels transsubjectifs[61].
« Qui sommes-nous donc, nous les
motards ?
Nous roulons de jour comme de
nuit
Et qu’il fasse soleil ou bien
pluie,
Nous allons confiants au
hasard.
Sur nos montures
capricieuses,
Nous cherchons un peu
d’amitié,
De compréhension silencieuse
Dans un monde où tout est
vicié.
Quand au loin on voit moto,
Blouson de cuir, luisant et
noir,
Le réflexe se fait
aussitôt :
Signe de main, appel de
phare.
Pour nous qui sommes des
exilés,
Des fous épris de liberté,
Qu’on soit japonais ou
anglais
Une seule chose compte : Motard
rester ! »[62]
Il nous importe, en tant que sociologue, de
démystifier le discours auto-glorificateur des agents pour tenter de cerner ce
qui, au départ, est la cause de cette volonté particulière de rouler à moto,
avec tout ce que cela implique de marginalité, et de risque.
La question se pose en effet de savoir si le mouvement qui consiste pour un individu à adopter une conduite spécifique et qui tend très souvent à être à l'écart des normes les plus répandues n'est pas sous-tendu, partiellement déterminé, par des effets de domination ou, ce qui revient au même, de trajectoire sociale. La question qui se pose pour le chercheur qui étudie les motards est donc au moins de replacer différentiellement cette pratique au sein des pratiques quotidiennes ou de loisir, en cherchant à faire coïncider les spécificités de la pratique étudiée avec l'histoire sociale des agents qui y sont impliqués.
Le premier axe, le plus général, consiste à partir
des traits caractéristiques typiques d’une classe à laquelle appartiennent
la majorité de motards, pour essayer de dessiner progressivement un idéal-type de traits individuels
ou supra-individuels pouvant correspondre à la pratique de la moto. Par exemple,
d’après les résultats d’une enquête récente lors d’un salon parisien dédié à la
moto, le cumul des employés et des ouvriers atteint 49% parmi les
motards[63], ce qui peut largement justifier que l’on
commence par essayer de détecter les traits typiquement populaires qui
peuvent être associés à la pratique de la moto.
Pour les individus masculins d’origine populaire,
la représentation du monde social[64] s’articule autour de couples
d’oppositions entre la virilité et la docilité, la force et la faiblesse, les
vrais hommes, les « durs », les « mecs » et les autres,
êtres féminins ou efféminés, voués à la soumission et au mépris. Les motards, comme les autres, vont
chercher à manifester le fait qu’ils échappent à la soumission aux normes
dominantes en se plaçant du côté « positif » de ces couples
d’oppositions. Ainsi, leur refus de la normalité va devoir s’exprimer à travers
les cadres de ces couples d’adjectifs, qui sont d’ailleurs eux-mêmes des
produits de la culture dominante. En effet, les motards ou futurs motards, pour
manifester leur ressentiment à l’égard de la culture dominante qui veut les
soumettre mais sans toutefois les reconnaître (c’est le propre du traitement du
système scolaire), par exemple, l’argot, dont on a fait la langue populaire par
excellence, est en fait le produit du sentiment obscur que la conformité
linguistique enferme une forme de reconnaissance et de soumission, propre à
faire douter de la virilité des hommes qui lui sacrifient. Tout semble indiquer
que, du fait de la prolongation de la scolarité, le personnage du
« dur » se constitue aujourd’hui dès l’école, et contre toutes les
formes de soumission qu’elle réclame, notamment le fait de devoir parler
« correctement »[65]. Quand on envisage statistiquement la
matière préférée des motards[66], on constate d’ailleurs que même
l’Education Physique et Sportive, qui sert souvent de refuge aux motivations des
« mauvais » élèves ne retient pas leur attention[67]. Les motards ont pour habitude de
substituer aux rapports de savoirs (qui sont aussi des rapports de force,
classés et classants) des rapports de force d’une autre nature, dotés d’une
certaine autonomie
relative, qui leur permettent de se soustraire au classement scolaire, notamment
par le dénigrement anti-intellectualiste. Les motards ne vont pas non plus se
risquer à l’évaluation pratiquée lors des cours d’EPS. Leur réputation de « dur », leur capital de virilité et de
force tient souvent à autre chose, qui tient plus de l’attitude, de l’hexis. Il ne faut pas
s’étonner dès lors, si les entretiens font apparaître une franche aversion de
ces motards envers l’éducation physique scolaire, alors même qu’ils déclarent
« aimer le sport ». Dans la même logique, les entretiens mettent en
évidence des stratégies d’évitement comme « sécher les cours »,
« se faire dispenser » ou encore « se faire exclure par le prof
en jouant les caïds ». La moto a, dans cette stratégie, des vertus
compensatoires évidentes : « Elle me console, tu vois, je suis pas
très balèze ! »[68].
On trouve encore dans les chansons de Renaud une
description poétique de ce type idéal du marginal façon motocycliste :
« L’était bâti comme un moineau,
Qu’aurait été malade
A la bouche, derrière son
mégôt
Y’avait des gros mots en
cascade
L’était pas bien gros
c ‘t’asticot
Mais c’était une vraie boule de
haine
On y filait plein d’noms
d’oiseaux
Même ceux qui l’connaissaient qu’à
peine
L’appelaient la teigne… »[69].
Les vêtements mêmes du motard permettent, en
outre, d’abolir les frontières de classe habituelles, et de
pouvoir jouer un personnage, chevaleresque en apparence, donc situé au sein
d’une classe sociale
imaginaire supérieure dans la conscience collective.
Le déni de la culture dominante et du mode
d’inculcation scolaire, de tout le superflu de ces savoirs aux profits
essentiellement différés (« jeunesse sacrifiée, avenir
assuré »)[70], se manifeste dans l’adhésion à la
technologie, qui est la matière préférée des motards. Ce choix témoigne
simplement de pragmatisme, et, sociologiquement, de fidélité au milieu
d’origine, de repli sur les valeurs familiales (essentiellement paternelles),
qui conduisent aussi à une adhésion spontanée à la valeur du progrès technique
et au refus de l’idéologie du mépris des techniques. En milieu rural ou ouvrier,
la moto, originellement, n’est effectivement pas seulement un gadget, mais aussi
toujours en partie, au moins pour la génération des parents, un investissement
d’équipement nécessaire.
Les individus issus de milieux populaires et qui
sont mal intégrés par l’école sont portés à rejeter les aspects les plus
fortement marqués de la culture dominante, les formes de discours les plus
tendues du parler académique. Pour ce qui concerne les motards, la constitution
d’un argot spécifique tend à prouver qu’il y a un enjeu, tant pour le personnage
idéal-typique du « dur » que pour les motards, à afficher un écart
distinctif à la norme, aux formes d’expression ordinaires. Dans tous les cas
d’argots, la transgression des censures passe par la recherche de
l’expressivité, notamment en matière de sexualité. Le jargon motard affiche une
expressivité qui est même parfois morbide, avec toutes les expressions qui
désignent le fait de faire une chute à moto et qui sont cruellement
imagées : « se viander », « s’éclater », « se
manger », autant de signifiants qui affichent un défi à la mort. Cette
transgression des normes officielles est dirigée, au moins autant, contre
les dominés ordinaires, en d’autres termes, les cancres disciplinés, qui se
soumettent, que contre les dominants ou, a
fortiori, contre la domination en tant que telle. Les motards ne luttent pas
forcément contre le principe du classement, scolaire ou autre. Ils cherchent
simplement à substituer d’autres formes de critères de jugement et
d’auto-jugement aux critères purement scolaires, pour mieux se placer au sein
des taxinomies potentielles.
La licence linguistique, la marginalité qui
s’assortit à la pratique motarde, font partie, du côté des « durs » de
l’école comme du côté des motards, du travail de représentation et de mise en
scène qu’ils doivent fournir pour imposer aux autres et à eux-mêmes l’image du
« mec », revenu de tout et prêt à tout, qui refuse de céder au
sentiment et de sacrifier aux faiblesses de la sensibilité féminine. En cela, la
forme distinctive, c‘est-à-dire la différence spécifique par rapport à la norme
à laquelle recourent les motards pour s’affirmer, est susceptible en permanence
d’être la victime des jugements sociaux, en apparence les plus légitimes, en
fait seulement bien-pensants, qui ne peuvent voir dans l’argot ou dans
l’expressivité débridée, « vulgaire », des motards, qu’une dégradation
systématique des valeurs affectives, morales ou esthétiques. Ils omettent en
fait de voir l’essentiel, le fait que l’intention profonde du lexique argotique
des motards, de leurs attentats sonores, de leurs prouesses sportives
quasi-guerrières, de leur attitude et de leur tenue entièrement chevaleresque,
est d’abord une pure affirmation d’aristocratisme populaire[71].
Forme distinguée de la vulgarité, de la culture
populaire, le genre motard est le produit d’une recherche de distinction, de
domination, mais originellement dominée (à l’école). En cela, la culture motarde
se condamne à produire des effets paradoxaux, difficiles à appréhender dans un
sens ou dans l’autre.
C’est évidemment chez les hommes et, parmi eux,
chez les moins intégrés, actuellement et surtout potentiellement dans l’ordre
économique et social que se rencontre le refus le plus marqué de la soumission
et de la docilité. La morale de la force y trouve son accomplissement, parfois
dans le culte de la violence et de jeux quasi-suicidaires, où s’affirme le
rapport à l’avenir de ceux qui n’attendent pas grand chose de l’avenir, ce qui
n’est sans doute qu’une manière de faire de nécessité vertu. Le parti pris
affiché de cynisme, le refus du sentiment et de la sensibilité, identifiés à une
sensiblerie féminine ou efféminée, cette sorte de devoir de dureté, pour soi
comme pour les autres, qui conduit aux audaces désespérées d’un aristocratisme
désuet, sont une façon de prendre son parti d’un monde sans issue, dominé par la
misère et une certaine loi de la jungle, la discrimination et la violence, où la
moralité et la sensibilité ne sont de toutes façons d’aucun profit[72].
La morale qui constitue la transgression en devoir
impose une résistance affichée aux normes officielles, linguistiques ou autres,
qui ne peut être maintenue en permanence qu’au prix d’une tension extraordinaire
et, surtout, avec le renfort constant du groupe. Comme le réalisme populaire,
qui produit stratégiquement une adaptation des espérances aux chances, cette
tension constitue un mécanisme de défense : ceux qui sont contraints de se
placer hors la loi[73] pour obtenir des satisfactions que
d’autres obtiennent dans les limites de la légalité[74]
subissent de plein fouet le coût de la révolte.
Les valeurs du « milieu » motard
constituent l’affirmation d’une identité sociale et culturelle non seulement
différente mais opposée, en particulier à tous ceux qui se reconnaissent dans
l’antithèse symbolique de la moto : la voiture, signe de tous les
conformismes en matière de mobilité routière. La vision rebellée du monde qui
s’y exprime représente sans doute la limite vers laquelle tendent les membres
masculins des classes populaires dans les échanges internes au groupe des
motards, en particulier lors des courses sauvages[75], échanges complètement dominés par les
valeurs de force, de virilité et de performance, qui constituent une des
manières les plus virulentes de résister aux manières dominantes (notamment tous
les principes de précaution) à tout prix.
De la même manière que, pour le commun des classes
populaires, les conversations de café, et en particulier les joutes verbales ou
encore les surenchères ostentatoires, sont une manière particulièrement efficace
de se retrouver dans un espace franc, autonome, libre et ignorant de ce fait les
conventions académiques, les rencontres de motard ont pour principe limite
essentiel l’ignorance des principes de vigilance imposés par la Sécurité
Routière.
Quand des amis motards se réunissent, ce n’est pas
seulement pour écumer les routes. Il y a des arrêts obligés, à la pompe à
essence, au café, qui ritualisent la pratique. Le but n’est pas seulement de
rouler mais bien de participer activement à un divertissement collectif capable
de procurer aux participants un sentiment de liberté par rapport aux nécessités
ordinaires, de produire une atmosphère d’euphorie sociale à laquelle la griserie
de la vitesse ne peut évidemment que contribuer (« La vitesse me
saoûle… »[76]). On est là pour s’amuser et faire que
les autres s’amusent, et chacun doit, à la mesure de ses moyens, jeter dans
l’échange tant ses prouesses de pilotage que ses bons mots (une fois à l’arrêt
autour d’un café ou d’une cigarette) et ses plaisanteries. L’essentiel est
d’apporter sa contribution à la fête en accordant aux réussites des autres le
renforcement de ses rires, de ses exclamations approbatives (« Pas
mal ! »). Chaque pause sera l’occasion pour les motards de revenir sur
le lot d’événements que ne manque pas d’apporter chaque portion de route
parcourue. On rediscute des pièges du parcours, des performances de chacun,
untel qui « se traîne », untel autre qui « allume » (le
moteur, c’est-à-dire qui fonce). On se remémore les sensations éprouvées, on
tente de faire partager ses joies, ses succès (« ça passe ») ou plus
rarement, ses déboires (« ça casse »).
Les pratiques qui ont cours parmi les motards,
même les plus effrénées, ne donnent les apparences d’un naturel sauvage et
débridé que si l’on omet de chercher la dimension collective du phénomène. En
fait, les performances qu’effectuent les motards sur la route ne sont ni plus ni
moins libres que celles effectuées par les coureurs professionnels. Dans le
premier cas simplement, les règles en vigueur sont tacitement admises par le
groupe des pairs, tandis que dans le second, elles sont enregistrées de manière
juridique par les règlements sportifs. Les prouesses des motards hors-la-loi
n’ignorent ni la recherche de l’effet, ni l’attention du public et de ses
réactions, ni les stratégies visant à dépasser les autres tout en s’épargnant la
chute et en restant toujours en-deça des limites du danger.
Elles sont au-dessus, au-delà des lois plutôt,
mais tout en obéissant à leurs propres lois qui font de l’émulation collective
la règle première.
Il est presque systématique, par exemple, de
préférer attendre un congénère motard entre deux portions de route quand bien
même celui-ci s’avère moins rapide sur la moyenne du parcours. La priorité est
toujours donnée au groupe.
Le dépassement (de soi ou des autres, ce qui
revient au même en dernière analyse), la prouesse, la performance et le sens de
la compétition sont pour les motards une manière de sacrifier au culte populaire
des signes de la virilité. La rudesse, la force et la grossièreté des langages
fleuris, instituées en refus électif du raffinement efféminé, sont une des
manières les plus efficaces de lutter contre l’infériorité culturelle dans
laquelle se rencontrent tous ceux qui se sentent démunis d’éducation ;
c’est le franc-parler populaire contre la rhétorique bourgeoise, ou des
oppositions semblables, qui s’expriment peut-être même jusque dans le défi à la
mort lancé par les motards.
Cette représentation assigne en effet au masculin
la nature de l’homme « dur », avare de confidences, refusant les
sentiments et les sensibleries, solide et entier, « tout d’une
pièce », franc et fiable, « sur qui on peut compter », etc. Elle
est en opposition à la nature féminine, faible, douce, docile, soumise, fragile,
changeante, sensible et dépourvue, enfin, de la qualité essentielle que
constitue la témérité pour des hommes qui acceptent de mettre en jeu jusqu’à
leur sécurité et leurs corps, que ce soit par nécessité dans leur travail ou par
jeu et défi dans leur passion.
L’habitus populaire fait une
grande place à l’activité physique, qu’il s’agisse de labeur paysan ou ouvrier.
En conséquence, les classes populaires sont largement inclinées à porter des
jugements de valeur ayant trait et faisant référence au corps et à la
singularité –aux qualités- qu’il aura su acquérir, principalement par le
travail, comme la musculature ou l’endurance. Encore une manière de faire de
nécessité vertu, les exigences de virilité que les classes populaires s’imposent
à travers leurs jugements mutuels sont finalement une exigence détournée de
travail laborieux. La force comme qualité virile est aussi la force au travail.
De la même manière, la mise en jeu du corps fait partie des préréquisits du
travail ouvrier (qui compte de loin le plus d’accidents de travail). Ainsi, on
peut poser l’hypothèse que, même si la moto ne demande pas une vigueur de tous
les instants[77], elle manifeste bien des signes de
puissance virile et de maîtrise qui ont toutes les chances de trouver une
appréciation positive de la part des classes populaires. « Il suffit en
tout cas d’avoir conscience que les variations des pratiques sportives selon les
classes tiennent autant aux variations de la perception et de l’appréciation des
profits, immédiats ou différés,
qu’elles sont censées procurer qu’aux variations des coûts économiques, culturels, et aussi,
si l’on peut dire, corporels (risque, etc.), pour comprendre dans ses grandes
lignes la distribution des pratiques entre les classes et les fractions de classe. Tout se passe comme si
la probabilité de pratiquer les différents sports dépendait, dans les limites
définies par le capital
économique (et culturel) et le temps libre, de la perception et de
l’appréciation des profits et des coûts intrinsèques et extrinsèques de chacune
des pratiques en fonction des dispositions de l’habitus, et, plus précisément,
des rapports au corps propre qui en est une dimension. Le rapport instrumental au corps propre que les
classes populaires expriment dans toutes les pratiques ayant le corps pour objet
ou enjeu, régime alimentaire ou soins de beauté, rapport à la maladie ou soins
de santé, se manifeste aussi dans le choix de sports demandant un grand
investissement d’efforts, de peine ou même de souffrance (comme la boxe) et
exigeant parfois une mise en jeu du corps
lui-même (comme la moto, le parachutisme, toutes les formes d’acrobatie et,
dans une certaine mesure, tous les sports de combat). »[78]
Au-delà de cette perspective, on peut se demander
quelles sont les raisons qui exigent de l’individu en passe de devenir motard
qu’il franchisse la frontière[79].
Malgré les contre-vérités produites régulièrement
par la presse moto, il faut savoir que la pratique motocycliste est très
largement masculine[80]. Quand elle ne l’est pas, la
représentation féminine est le plus souvent le fait de conjointes de motards.
Pourtant, et ce depuis les années 1970 et la libéralisation formelle et
juridique de la division du travail entre les sexes, la presse ne manque pas
d’enregistrer des évolutions fictives : « la moto chez les filles est
en expansion », « elles ont su se faire admettre dans le milieu
motard ». Par ailleurs, la presse est friande d’articles concernant les
motardes impliquées en compétition, ou encore celles qui voyagent, telle
« Anne-France Dautheville […] : seule femme parmi une centaine de
motards, elle va rallier le Pakistan ». Le caractère exceptionnel de
ces aventures féminines semble attirer l’œil du journaliste, simplement par sa
rareté, son pittoresque. Par contre, ce qui est moins évident, c’est que la
presse se sent presque toujours tenue d’ajouter que ces événements sont des
signes avant coureurs d’une égalité grandissante, d’une intégration des femmes,
bref, dès qu’il s’agit de femmes, il faut s’empresser de préciser que c’est le
signe que nous nous dirigeons en chœur, presque main dans la main, vers le
meilleur des mondes et la fraternité sans frontière. En fait, l’essentiel de ces
déclarations sont, au mieux, des encouragements, au pire, des alibis qui ne
visent qu’à rassurer les motards sur leur bon droit à pratiquer un loisir qui
est en fait exclusivement destinée ou orientée vers des valeurs de
virilité. A travers les exemples féminins, rares, les motards soucieux de bons
principes peuvent se rassurer sur l’accessibilité formelle, théorique, de la
moto à la gent féminine. En fait, il faudrait savoir s’il existe effectivement
une volonté de la part des hommes à ce que les femmes participent aux aventures
motocyclistes.
Si l’on considère qu’il existe un sens de la distinction chez les
motards, on peut penser, que, de la même manière que l’accès des femmes à
certaines professions peut-être un signe ou un facteur de déclassement, l’accès
des femmes à la moto rendrait la pratique moins rare, moins exclusive et de ce
fait moins prestigieuse, au moins bien sûr sous le rapport de la virilité.
« Dans l’accroissement de la part des femmes s’exprime tout le devenir
d’une profession, et en particulier la dévaluation absolue ou relative qui peut
résulter des transformations de la nature et de l’organisation du travail
lui-même »[81].
Pour ce qui concerne les motards, l’accès des
femmes au sein de certaines bandes serait immanquablement perçu comme le signe
d’un relâchement du niveau d’exigence. Les prophéties bien-pensantes des
journalistes, n’engagent qu’eux-mêmes, et encore : quand il s’agit
d’inclure effectivement une motarde, potentiellement moins téméraire, donc plus
lente, dans une bande, les réticentes apparaissent forcément. La femme risque de
compromettre par son « instinct de conservation[82] » l’émulation du groupe qui repose
sur la témérité comme valeur première ; elle est un facteur de
perturbation, on pourrait même dire un facteur d’anomie, dans la mesure où
l’exaltation de la virilité repose essentiellement sur des démonstrations de
force ostentatoires et qui trouvent seulement dans les autres motards masculins
de la bande un public encourageant. Ces démonstrations sont faites pour conjurer
les situations d’infériorité sociale dans laquelle les motards peuvent se sentir
eux-mêmes et, étant donné qu’elles prennent souvent les femmes pour repoussoir,
(car il faut toujours « en avoir dans le froc », « y aller aux
couilles »[83], quand on est un « vrai »
motard), une grande partie de l’humour et des performances mises en œuvre
risquerait de laisser de marbre, de déclencher l’indifférence, au mieux
l’attendrissement, au pire, l’hostilité, des femmes et ainsi de générer un
malaise inacceptable dans une situation ludique destinée avant tout à rassurer
tous les membres du groupe sur leur potentiel de virilité et partant, de
séduction.
L’attendrissement, « l’atermoiement »
des femmes risquerait en fait de dévoiler le fait essentiel que les poses et les
postures de bravade (par exemple à l’égard de l’autorité et en particulier de la
police sur les routes) peuvent coexister avec un conformisme profond pour tout
ce qui touche aux hiérarchies instituées, notamment mais pas seulement entre les
sexes ; et que la dureté ostentatoire qu’impose le respect motard n’exclut
nullement une certaine nostalgie de la solidarité, voire de l’affection, mais, à
la fois comblée et réprimée par les échanges hautement censurés de la bande, et
qui s’exprime ou se trahit dans les
moments d’abandon[84].
L’homme se doit d’afficher les dehors de la
virilité. Ces signes, qui, pour le motard, sont le blouson de cuir, la taille et
le poids de leur « engin », fonctionnent comme autant de signes
extérieurs de richesse symbolique par rapport aux femmes : ils expriment ce
dont la femme est dépourvue et ce qu’elle est donc particulièrement susceptible
d’envier. Ainsi, une moto n’est pas un scooter : ses centaines de kilos
font voir l’homme à la peine lors des manœuvres, elle est salissante pour les
mains, le casque décoiffe et rend les cheveux poisseux, etc. Autant de stigmates
qui s’associent très difficilement, dans l’imaginaire commun, avec l’image de la
femme. Un sondage[85] qui propose divers qualificatifs au sujet
de la femme motarde telle qu’on se l’imagine fait apparaître en tête
« Indépendante », « Aventurière » et enfin,
« Masculine ». La femme risquerait donc effectivement de perdre une
part de son identité sociale, la part féminine, en s’adonnant à la pratique de
la moto. La femme « masculine » qu’elle devient aux yeux des autres
fait d’elle une non-femme, qui est susceptible de perturber la représentation
que les motards se doivent de se faire d’eux-mêmes. La possibilité d’être
confrontés à des femmes motardes, qui tiennent toujours, par des stratégies
égalitaristes en fait mal venues, à se faire reconnaître par les hommes en
adoptant leurs postures, est un facteur d’angoisse potentielle pour les
hommes : « Ne croyez pas, vous motards, que nous sommes de vieilles
grognons (…). Vous n’imaginez donc pas que des tas de nanas peinent pour se
payer la monture de leur rêve ? Et que bien souvent, comme les
motards, il faut qu’elles attendent plusieurs années, et enfin quand elles
ont leur bête elles ne s’en servent pas comme des objets-frime, mais comme de
vraies motardes : rouler par tous les temps, partager la vie des motards,
faire toutes les concentres, aller aux G.P. et n’ayant pas peur de mettre leurs
mains dans le cambouis. Croyez-nous, les motardes pures, ça
existe. »[86]
On comprend mieux pourquoi, dès lors, le
pourcentage de motardes reste marginal. Non seulement la femme motarde empêche
l’homme motard de se sentir vrai-homme, c’est à dire homme masculin par
opposition à la femme féminine, mais en outre elle s’expose à être considérée
comme non-femme, c’est à dire femme masculine par opposition à la femme
féminine. Tandis que la femme est toujours prisonnière de son genre sexuel,
qu’elle reste toujours essentiellement une femme, l’homme est appelé à prouver
sa virilité et sa masculinité, il est un homme en tant qu’il est une anti-femme,
qu’il sait manifester son action, sa hauteur, sa constance (par opposition à la
passivité et à la versatilité féminines).
Il
est en devoir de signifier par une sorte de performance le fait qu’il se
distingue toujours de la femme. Les défis de toute nature, sportifs ou autres,
et en particulier ceux qui impliquent des risques, sont destinés à assurer au
groupe son exclusivité, c’est-à-dire l’accès exclusif à des personnes prêtes à
se sacrifier pour le groupe et notamment, en dernière analyse pour la possession
de la femme. La virilité parfaite en tant qu’idéal impossible laisse aux hommes
le perpétuel sentiment d’une fragilité de leur point d’honneur masculin. Ils
cherchent toujours plus de virilité contre la vulnérabilité de la femme et de
ses qualités associées à la faiblesse, comme dans le body-building par exemple
ou les pratiques forcenées des sports produisant les signes visibles de la
masculinité. La virilité est particulièrement exigeante devant les autres, dans
les situations de groupe qui l’exaltent et qui trouvent du courage dans la forme
de lâcheté qu’est la conformation aux pratiques du groupe.
En fait, l’homme risque en permanence de devenir
femme s’il se relâche. Au contraire, les femmes ont, à la limite, leur faiblesse
pour vertu, avec par exemple la qualité essentielle que constitue pour elles (ou
plutôt pour les hommes) la douceur. Elles ont pour seule obligation l’attente,
telles autant de Pénélope, et le devoir de valider l’efficacité des
démonstrations viriles en accordant plus de crédit et de reconnaissance aux plus
masculins, aux plus aventuriers, aux plus fous, aux plus orgueilleux sous le
rapport du point d’honneur masculin. Elles appliquent en fait la valorisation de
ce qui leur est rare, inaccessible, à la manière, caricaturale, de Groucho Marx
quand il plaisante : « Qu’est-ce qu’un club dont je ne suis pas
exclu ? ».
Ce faisant, en reconnaissant les modes de distinction proprement
masculins et virils, même ceux qui les cantonnent à un rôle social dominé, les
femmes encouragent les hommes à adopter les modalités d’existence du personnage
« dur ».
La virilité ne peut alors s’exprimer, la plupart
du temps, que dans la violence envers les autres, dans le fait d’être
intransigeant, violent : la reconnaissance de la virilité suprême se trouve
dans les manifestations de domination. « La virilité, on le voit, est une
notion éminemment relationnelle,
construite devant et pour les autres hommes et contre la féminité, dans une
sorte de peur du féminin, et d’abord
en soi-même. »[87] Cette peur du féminin est intériorisée
par les motards qui s’appliquent, même entre eux, par un effet d’inertie de leur
habitus viril, à manifester
ostensiblement leur distinction masculine.
On peut en effet parler d’habitus précoce et
préconditionnant la pratique motocycliste dans la mesure où la disposition à
adopter durablement la moto comme mode de déplacement suppose l’acceptation d’un
certain nombre d’enjeux symboliques, souvent de nature guerrière, agonistique,
voire cynégétique envers les femmes.
Les jeux socialement assignés aux enfants mâles
(dont la forme par excellence est la guerre) et les rites qui instituent leur
position dominante les préparent doublement aux jeux sociaux d’adultes, jeux
pour la domination d’hommes-enfants que sont les hommes.
A l’opposé, les femmes, du fait qu’elles ont le
privilège négatif de n’être pas dupes, pas « touchées » par ces jeux,
s’en trouvent soit cantonnées à une simple solidarité affective soit à une
distance totale, ce qui équivaut dans les deux cas, pour les hommes, à des
attitudes de frivolité ou d’incapacité. Pour ce qui concerne la moto, il est
donc logique qu’elles ne pratiquent pas dans la mesure où leur ambition est
accordée à leurs possibilités ou même seulement à ce qu’on attend d’elles :
les femmes vont « développer des incompétences » et se sentir
incapables de faire ce qu’elles ne sont pas censées savoir-faire, sans même
essayer.
Au bout du compte, soit les femmes voient d’un
regard lucide les simples exaltations obsessionnelles du moi que composent en
général les luttes des hommes qui ne cherchent heureusement, dans le cas de la
moto, que la démonstration plutôt que la victoire absolue, soit elles ne
participent à ces jeux de pouvoir que par l’intermédiaire de leurs hommes, par
procuration, à défaut d’avoir à la fois l’habitus et la possibilité de
se mettre en avant.
On comprend que la figure typique de la motarde
est en fait celle de la passagère, agrippée derrière son homme[88]. En montant à l’arrière d’une moto, la
passagère fait état de son adhésion aux valeurs du jeu, elle se transforme en
spectatrice parfaite. Telle un téléspectateur immergé dans l’action d’un sport
grâce à une caméra embarquée, elle se donne à vivre des émotions intenses, mais
sur le mode passif, et en acceptant de remettre son destin dans les mains d’un
autre, le pilote, qui tient dès lors la responsabilité d’une vie dans chacune de
ses deux mains.
Les jambes repliées, crispées autour de la selle,
secouée par la suspension arrière (réglée plus dure que l’avant), en proie au
froid, au vent frontal qui applique une pression constante sur les muscles
cervicaux, souvent ne disposant pas des mêmes équipements (blouson de cuir,
gants spéciaux), la passagère passive court autant de risques mais sans
engranger les mêmes profits symboliques, qu’ils soient d’auto-satisfaction ou de
reconnaissance. Ce n’est pas elle qui est aux commandes, elle prend les risques
sans les calculer, elle n’a que le mérite d’exister derrière et aucune
des qualités de réflexe ou de précision associés au pilotage n’est exigée
d’elle. Son seul mérite est son sacrifice, son dévouement, qui est voué à être
reconnu seulement par le pilote, et non par les pairs.
De ce fait, les passagères sont la plupart du
temps exclues des balades entre motards[89], tandis qu’elles sont appréciées quand il
s’agit d’accompagner un conducteur solitaire.
De deux côtés bien distincts, il y a, de l’un, les
balades entre copains, avec chacun sa moto, qui sont l’occasion de petites
courses, et de l’autre, la balade à deux sur une moto qui est plutôt l’occasion
de se rapprocher d’une fille ou de profiter d’une vie de couple établie. Dans le premier cas, il s’agit avant
tout d’activités agonistiques, tandis que dans le deuxième cas, il s’agit
d’activités cynégétiques. Il s’agit donc de deux activités essentiellement
guerrières qui visent, d’un côté le prestige auprès des pairs, de l’autre, le
prestige auprès de la femme. Si la femme est de toute façon portée à reconnaître
la pertinence des critères de prestige que les hommes s’appliquent entre eux,
par le simple fait d’une part qu’elle se sent jugée en fonction de ces critères
(qui la plupart du temps d’ailleurs la placent du mauvais côté des couples de
valeurs[90]), il n’en demeure pas moins que le bon
motard saura, lors des balades « en amoureux », éviter à celle qu’il
appelle, entre amis, le « sac de sable », les pires brusqueries ou les
plus âpres peurs. Il en va, bien sûr, de la réussite de l’opération de
séduction.
De l’avis même de certains motards, la moto a
vocation à être un « piège à minettes ». Cette vocation de la
motocyclette est présente, au moins à l’état fantasmatique, dans la conscience
collective des motards. L’objet est de nature phallique, et par là même une distinction positive, par
rapport et pour les femmes. En effet, la virilité comme expression de l’honneur
masculin est liée d’abord à la virilité physique et donc au phallus qui «
concentre tous les fantasmes collectifs de la puissance fécondante »[91] et dont la moto peut apparaître comme une
extension[92].
« Je suis sur ma machine, une
« meuf » est assise à l’envers sur le réservoir, on fait l’amour et
plus j’accélère plus elle tombe sur moi plus elle s’agrippe et plus c’est bon,
et ça dure très longtemps »[93]. Ce rêve exprime, parmi de nombreux
autres, un fantasme de puissance sexuelle qui s’associe facilement à la pratique
de la moto.
Rêvé plutôt qu’exprimé, fantasmé plutôt que
réalisé, la traduction de l’inconscient motard semble corrélée au fait que la
tendance statistique fasse état d’un taux de célibat particulièrement élevé
parmi les plus assidus des motards[94], s’agissant en tout cas du mariage
institutionnel et légal. Les justifications avancées dans l’enquête font état de
situations sociales défavorables : « la plupart de motards sont des
jeunes de moins de 25 ans, leur catégorie socio-professionnelle est encore
relativement modeste, la plupart vivent chez leurs parents, beaucoup sont
étudiants et ne disposent pas d’une assise sociale suffisante pour convoler en
justes noces »[95].
De l’autre côté, on sait que les femmes aspirent
presque toujours, statistiquement, ou au moins traditionnellement, à se marier
de bas en haut dans la hiérarchie sociale. On pense en particulier au fait que
plus on descend dans la hiérarchie sociale, plus les femmes aspirent à se marier
avec un homme de grande taille, manifestant par là ce qu’elles pensent être un
signe de pouvoir efficace[96]. Ce fait doit être confondu avec une
autre donnée, qui prend alors une allure inquiétante : la taille moyenne
des motards qui pratiquent la vitesse sur circuit serait de 171 cm, pour un
poids de 66 kg, soit une taille inférieure à la moyenne nationale (située à 173
cm, mais cependant plus élevée chez les jeunes). Il apparaît donc que la
distorsion entre les attentes sociales des femmes que les motards sont
prédisposés à rencontrer de par leurs origines sociales communes, et ce que ces
motards sont en mesure de faire valoir sur le marché des échanges sexuels est
problématique. Les commentaires ironiques abondent d’ailleurs, en tout cas de la
part des autres motards, qui en viendraient presque à trahir la solidarité du
groupe : « Piloter les plus grosses machines leur permet sans doute
dans une sorte de logique compensatoire de faire oublier leurs petits
biceps »[97]. On peut faire l’hypothèse que, pour
certains motards d’origine populaire mais en décalage social par rapport à leurs
pères (ou leurs pairs), la moto est une stratégie de compensation. Par exemple,
un fils employé de père ouvrier n’aura pas, du fait des contraintes physiques de
son travail, la même corpulence, la même carrure. En termes proprement
sociologiques, on pourrait parler de translation du capital économique vers le capital culturel, translation
vécue comme une rupture, qui fait qu’en l’espace d’une génération on peut se
trouver séparé de ses parents par une distance d’habitus, de manières, de
milieu. Entre, par exemple, un père ouvrier et un fils maquettiste, c’est à dire
entre un père qui va utiliser sa force, et un fils qui utilisera plutôt son
adresse, une certaine distance, et, par là, une certaine incompréhension risque
d’apparaître, avec du côté du fils à la fois l’admiration et la déférence
obligées envers le père et, d’un autre côté, une certaine gêne vis-à-vis du
milieu d’origine, qu’on a quitté, ou une certaine honte, honte d’être extrait
d’un milieu auquel l’application de certains principes de vision (dominants), ceux du pouvoir,
ceux de l’école, ceux du patron particulièrement, porte à déprécier, tandis que
la force théorique (capital
culturel) profite de la reconnaissance qui lui revient de droit en société
capitaliste.
Ces effets intergénérationnels entraînent des
décalages, des ruptures structurelles entre générations, et sont par là même des
facteurs d’anomie, de
confrontation entre plusieurs systèmes de valeurs. A l’échelle individuelle, il
faut pour le motard compenser, c’est-à-dire, en termes de don et de contre-don,
qu’il lui faut rendre à son groupe, à sa famille en l’occurrence, ce qu’il a
acquis au travers de sa progression sociale, c’est-à-dire la capacité à dépasser
ses pairs et dont il sait forcément qu’il leur doit quelque part cette
possibilité (avec par exemple les sacrifices des parents pour les études des
enfants).
Malheureusement, il y a plus que du simple argent,
de la simple monnaie comptable (et donc remboursable) qui sépare les mondes
professionnels. La division du travail sociale engage des habitus, et par là, des
valeurs, des catégories de représentation, qui font que les décalages entre
groupes sociaux sont quelque part irrémédiables, qu’il y a des frontières
invisibles qui séparent les différents acteurs du monde sociale en
classes.
La moto permet peut-être de regagner une partie de
la virilité perdue du père.
Sans requérir les conditionnements et les
dispositions propres à l’hexis populaire, elle permet
d’afficher ostensiblement les signes de la virilité : épaules carrées sous
le blouson de cuir, attitude chevaleresque, etc. contribuent à renvoyer l’image
de la virilité, théoriquement libérée de la nécessité du labeur. Les références
implicites au risque, de souffrance, de mort, contenues dans l’imaginaire
motard, et les références à la souffrance réelle (morsure du froid, de la pluie,
du vent) sont là pour rendre indiscutables les signes de la virilité, de
l’endurance à la peine, reconquises.
On trouve un exemple approprié de ces conduites de
rachat et de ré-appropriation symboliques dans le passage suivant des
Mythologies[98] : « Et de même que le vin
devient pour bon nombre d’intellectuels une substance médiumnique qui les
conduit vers la force originelle de la nature, de même le bifteck est pour eux
un aliment de rachat, grâce auquel ils prosaïsent leur cérébralité et
conjurent par le sang et la pulpe molle, la sécheresse stérile dont sans cesse
on les accuse ».
Mais en fait, même en dehors des rêves, on trouve
des déclarations lucides de la part des motards les plus concernés :
« Sur la moto, il n’y a plus de petits ni de grands »[99].
D’après certains critères, qui ne sont pas
seulement sociaux, certains hommes peuvent se trouver défavorisés. Pour ce qui
concerne la taille, par exemple, l’arbitraire est total. Ainsi, même si les
mariages tendent toujours à se faire entre familles équivalentes du point de vue
économique, les aspirations des femmes tendent à surestimer les qualités
attendues du mari potentiel (et donc en particulier, pour les femmes issues des
classes populaires, les signes physiques de virilité comme la taille ou la
corpulence). Ces attentes de virilité se rencontrent de plus en plus à mesure
que l’on descend dans la hiérarchie sociale, mais aussi, plus précisément, quand
on va du capital culturel
(les titres scolaires) vers le capital économique (la
propriété), puisque la force brute y est plus nécessaire que la force
intellectuelle. En d’autres termes, la distance à la nécessité de la force
brute, biologiquement et surtout symboliquement masculine, se fait plus grande à
mesure qu’on passe de l’exécution à la direction, du corps à l’esprit, de
l’ouvrier à l’intellectuel.
Il se
produit, de ce fait, des décalages
structurels qui entraînent fatalement des incertitudes quant au mariage, des
situations de précarité affective, grossièrement cernées par le cadre
statistique des « célibataires ».
« Je fais une virée en ville, la journée a
été bonne, je ramène quatre nanas sur ma selle, bonne récolte ! Je prends
le chemin du retour tout guilleret. A chaque feu rouge j’accélère comme une bête
pour les impressionner, manque de pot j’en perds une à chaque fois, j’arrive
chez les potes tout bredouille ! »[100].
58,5 % des motards sont mal à l’aise dans les
soirées, bals, dancings, etc.
Les causes invoquées : « bagarres et
saoûleries, milieu prétentieux, sentiment d’être rejeté, mal aimé, fausse
libération, déteste la foule, horreur des bêcheuses,
etc. ».
Avec la moto, 38,3% des motards espère
consciemment prendre une « certaine importance auprès des filles et
se valoriser ».
Enfin, 57,7% des motards déclare que la moto leur
a « amené des copines ».
« Le motard projette dans sa moto des images
de virilité, puissance, noblesse, courage (…), qualités qu’il fait siennes et dont il estime qu’elles le
représentent ».[101]
Ces statistiques vérifient donc notre hypothèse
théorique générale, et nous insisterons sur le fait que la moto peut constituer
un pouvoir d’attraction sur les autres, sur les femmes, un pouvoir social, un
investissement symbolique de nature à engranger des profits sociaux, un capital symbolique convertible
pour partie en capital
social. Toutefois, on n’aurait pas dit grand chose si on s’arrêtait à ce point
de l’analyse. En effet, tous les objets intègrent ou sont pénétrés de
symbolique. Ce qu’il faut déchiffrer, c’est pourquoi la symbolique de virilité
associée à la moto se trouve sollicitée, appropriée par certaines personnes,
pourquoi donc ce sont certaines personnes et pas d’autres qui font leur la
symbolique de la moto, et aussi comment le fait que la pratique soit investie
par ces personnes influe en retour sur la symbolique.
Le taux statistique de célibataires parmi les
motards est une des données les plus fortes, avec presque 90 %. Quand on sait
que par ailleurs, les revenus des pratiquants sont modestes pour la
plupart[102], on peut se demander si, la moto étant
considérée comme un instrument de pouvoir, il ne faut pas relier ces éléments.
C’est ce que nous allons tenter.
On sait que depuis que le libéralisme sexuel
s’étend dans la société, l’incertitude en matière affective s’étend à mesure.
Comme le dit prosaïquement Michel Houellebecq en faisant l’analyse de
l’extension du libéralisme à toutes les sphères sociales : « En système économique parfaitement libéral, certains
accumulent des fortunes considérables ; d'autres croupissent dans le chômage et
la misère. En système sexuel parfaitement libéral, certains ont une vie érotique
variée et excitante; d'autres sont réduits à la masturbation et la solitude. Le
libéralisme économique, c'est l'extension du domaine de la lutte, son extension
à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. De même, le
libéralisme sexuel, c'est l'extension du domaine de la lutte, son extension à
tous les âges de la vie et à toutes les classes de la
société. »[103]
Le phénomène motard
tel que nous l’analysons est né à la fin des années 1960, et correspond donc
effectivement à la période d’extension du libéralisme au domaine sexuel. On peut
donc admettre, que les motards, comme les autres membres de la société, doivent
satisfaire aux exigences du système de valeur en vigueur pour accéder à la
consommation sexuelle. Dans cette optique, posséder une moto est un signe de
richesse parmi d’autres, un atout de séduction dont il faut essayer de saisir la
logique propre. On attend d’elle qu’elle puisse signifier le pouvoir de son
détenteur, pouvoir qui aujourd’hui ne va plus de soi, ne dépend plus de la
naissance et des arrangements familiaux, n’est plus assuré par la filiation, par
le milieu, par le rang. L’incertitude règne.
Le célibat, dans
l’ancien système, pré-libéral, était vécue comme soumission à la règle. Il se
trouvait alors, par exemple, comme le démontre Bourdieu[104], que des cadets
soient célibataires du fait de la préséance des aînés. Aujourd’hui, le célibat
frappe au hasard, ou tout du moins en fonction de déterminismes structurels qui
échappent aux consciences. Avant, le célibat était anomalie normale,
aujourd’hui, il constitue un dérèglement du système : c’est l’anomie.
Ainsi, pendant les
années 1960, le relâchement de l’autorité paternelle, l’ouverture des jeunes, et
en particulier des motards, qui affichent une propension à la contestation et à
la rébellion, ont ôté à la famille son rôle d’intermédiaire actif dans la
conclusion des mariages. Par suite, la recherche d’un partenaire est laissée à
l’instigation des individus. Dans l’ancien système on pouvait à la limite se
dispenser de séduire. Aujourd’hui tout a changé, les jeunes sont fiers de leur
individualité et se trouveraient de ce fait tout à fait ridicules si on les
mariait. A un système d’échanges matrimoniaux dominé par la règle collective, a
fait place un système régi par la logique de la compétition individuelle. Dans
ce contexte, le jeune issu des classes populaires est tout spécialement désarmé.
L'appartenance à une « bande » de copains masculins et dont les signes
de virilité font partie des critères électifs fait perdurer la séparation entre
les gentes masculines et féminines, instituées très tôt par la société, par
exemple au niveau des goûts et des préoccupations, la petite voiture pour les
uns, la poupée pour les autres.
Etant donnée cette
« ligne de démarcation mystique », pour reprendre le mot de Virginia
Woolf, instituée entre les sexes, la moindre approche d’un garçon envers une
fille est de grande conséquence parce qu’elle rompt brusquement le rapport
d’ignorance et d’évitement réciproques.
Les femmes, plus
portées à rechercher des partenaires sexuels dominants dans la hiérarchie
sociale, notamment du fait de leur domination précoce au sein de la famille qui
les porte à s’illusionner sur des espoirs d’arrachement à leur servitude, sont
toujours tentées d’ignorer leurs pairs afin de rester disponible pour un
hypothétique prince charmant, charmant peut-être, prince avant tout, aristocrate
de la séduction.
Si, à l’époque,
c’était l’urbanité qui était pour les paysannes le principal critère de choix
(conscient ou non), il en va différemment aujourd’hui mais par une simple
translation. Le motard, qui affiche des signes très « primaires » de
virilité, et notamment sa saleté, risque en permanence l’assimilation aux
classes laborieuses, même s’il entend contrecarrer cette assimilation en en
faisant un atout, à travers ce qu’on pourrait appeler un certain sens
chevaleresque, c’est-à-dire l’habileté à convertir les signes de force en signe
de distinction, à faire
de la saleté une témérité, de la témérité un courage.
Particulièrement attentives et sensibles, du fait
de leur éducation, aux gestes et aux attitudes, aux vêtements et à l’ensemble de
la tenue, promptes à conclure de l’apparence extérieure à la personnalité
profonde, les femmes, plus ouvertes aux idéaux dominants[105], jugent les hommes des classes populaires
selon des critères étrangers : estimés selon cet étalon, ils sont dépourvus
de valeur.
Le motard cherche à compenser cette dépréciation,
structurelle, en donnant à sa crasse une dimension de prestige
indiscutable : après tout, il s’expose à un risque identifiable supérieur à
tous les autres risques légaux… la mortalité routière est la plus grande pour
les jeunes (15-25 ans), quelle que soit la catégorie de véhicules… pour les
motards, ce n’est même pas la peine d’en parler.
L’application des principes de vision dominants, que ce soit, dans
le cas du motard, ceux du père ouvrier qui valorise les signes de force
laborieuse, ou celui des femmes qui cherchent la distinction
intellectuelle, bourgeoise, conduit les motards à intérioriser l’image de
lui-même que forment les autres. Il vient à percevoir son corps comme corps
marqué par un défaut, même s’il ne s’agit à l’origine que de jugements
stéréotypés. En particulier, il s’inquiète de ne pouvoir afficher des muscles
saillants, formés lors de l’exercice inlassable du travail physique, portant
directement la trace des attitudes et des activités associées à la vie ouvrière.
Par suite, il est embarrassé de son corps, et dans son corps.
Cette conscience malheureuse de son corps, qui
l’entraîne à s’en désolidariser (affectivement), qui l’incline à une attitude
introvertie, racine de la timidité et de la gaucherie, lui interdit la danse
(voir plus haut statistique sur la fréquentation des bals), et les attitudes
simples et naturelles en présence des filles. Les motards ne sont pas à l’aise
en présence des filles, à la limite, le choix de la moto comme pratique de
loisirs leur assure de tenir les filles à distance, sans qu’ils aient à vivre
cet éloignement comme une incapacité de leur part, mais au contraire en leur
permettant de vivre cet éloignement comme une distance élective. Ce qu’ils
ignorent ou feignent d’ignorer, c’est que la moto leur permet de renverser la
distance (c’est-à-dire de faire de la mise à distance par les filles une
mise à distance des filles) qu’ils ont envers les filles, et dont ils ont
d’abord souffert avant leur entrée dans le champ (étant adolescents), en
une valeur positive, distinctive. Ils décident de se créer un monde inaccessible
au féminin, le champ des
motards, et qui devra leur assurer des profits symboliques positifs, en premier
lieu de la part de leurs pairs, du jugement masculin, puis éventuellement, en
fin de compte, de la part même des femmes qui à leur tour se sentiront
éventuellement flattées de rencontrer quelqu’un qui s’est voulu inaccessible en
s’enfermant dans une « bande ». A la manière du prêtre, l’entrée dans
le champ motard peut-être vue
comme un engagement sacerdotal. Il existe des cas de motards qui sont se sont
engagés dans la pratique à la suite d’une rupture sentimentale. Il en existe de
nombreux autres qui abandonnent la moto à la suite d’un mariage[106]. Entre les deux moments, certains
resteront célibataires, inaccessibles aux femmes, et, par la même occasion,
auront tenté d’acquérir une rareté relative et un prestige sur le marché des
échanges sexuels[107], la part de capital symbolique qui leur
manquait peut-être jusque là. Ils donnent, schématiquement, l’occasion aux
femmes de constater quel est le parti le plus téméraire, le plus fougueux, le
meilleur parti sous certains rapports, etc.
Embarrassé de son corps, le motard est gêné et
maladroit dans toutes les situations qui exigent que l’on donne son corps en
spectacle. Donner son corps en spectacle, comme dans la danse, suppose que l’on
accepte de s’extérioriser et que l’on ait une conscience satisfaite de l’image
de soi que l’on livre à autrui. Rouler à moto, c’est avoir le visage entièrement
caché sous un casque, la corpulence masquée par les cuirs rigides des habits
spécifiques[108], près du corps mais épais, seyants mais
imposants. « J’avais l’impression d’être blottie contre un corps super ferme et
ça m’avait bluffée »[109], rapporte une passagère.
De façon générale, l’exclusion du genre féminin du
champ motard se manifeste
aussi par le fait que les sentiments ne sont pas choses dont il est bienséant de
parler entre motards. En effet, les préoccupations d’ordre affectif sont
justement perçues comme étant par trop féminines, quand bien même elles
affectent, elles éprouvent directement certains hommes. Cela fait partie de leur
impératif d’honneur de ne pas céder à la sensiblerie, chacun mettant sa fierté
et son point d’honneur à dissimuler le désespoir latent de sa situation de
célibataire, puisant sans doute dans des espoirs futurs incertains les
ressources de résignation qui sont indispensables pour supporter une existence
temporairement privée d’équilibre sexuel.
« Je suis en pleine course, mes freins
lâchent, mais plus fort que moi tu meurs ! Et je termine la course sans
frein. Me voilà si célèbre que les femmes me lâchent plus les bottes. Je les
ignore, chacun son tour »[110]. Tout le drame de la relation d’exclusion
réciproque entre les sexes, dont la souffrance est d’abord déniée par le motard,
se transforme en ressentiment. Je les ignore, chacun son tour. Le risque
psychologique vécu par le motard, c’est d’abord celui-ci, celui de l’exclusion
mutuelle, de la haine de soi, retournée finalement contre l’autre.
La pratique motocycliste conduit, pour les plus
rebelles, à des conduites assimilables à une menace terroriste sur l’ordre
public : les attentats sonores des pots d’échappement libres[111], les grands excès de vitesse en ville,
sont autant de manifestations du ressentiment vis-à-vis de l’autorité légitime,
du « bourgeois »[112] et de son confort auquel, à défaut de
pouvoir accéder, on va attenter.
Au-delà des théories et des explications faisant
une place centrale à la domination symbolique, il faut essayer de comprendre la
signification sociale que revêt l’existence du motard. Il s’agit de cerner
comment l’action collective des motards fait sens, sens collectif à leur action,
et quels sont plus particulièrement les invariants de la pratique prise dans ce
sens collectif. Il existe des valeurs fédératrices pour les motards, quelles
sont-elles ?
Il faut chercher quels sont les facteurs internes
de cohésion du groupe, qui, même s’il se constitue toujours par rapport à
d’autres groupes sociaux, ne peut pas se passer d’une certaine autonomie et de valeurs
appropriées et vécues en propre.
Les théories de la violence symbolique ne
permettent pas d’expliquer le vécu phénoménologique de l’expérience du motard
(qui ne vit pas du tout sa domination comme une
domination).
Nous allons tenter cette explication en nous
appuyant, dans un premier temps, sur une analogie entre communauté des motards
et communauté religieuse, retraçant les frontières du sacré et du profane dans
la cosmologie motarde.
Nos analyses des usages sociaux de la moto ont
particulièrement souligné la violence symbolique inhérente
à ce champ social. Pourtant,
n’importe quel observateur remarque à quel point l’esprit de compétition est
l’essence de la communauté motarde. Une aporie des sociologies de la domination
(sociologies vébleniennes et bourdieusiennes), c’est l’incapacité qu’elles ont à
penser la cohésion d’un groupe aussi traversé par la violence symbolique. En
effet, du point de vue phénoménologique du vécu des motards, la domination
symbolique n’est pas aussi radicalement violente que peuvent l’entendre Veblen
ou Bourdieu. Les motards possédant les motos les moins coûteuses, les plus
vieilles, les moins rapides ou tout simplement, n’aspirant pas au mode de vie
compétitif des dominants
du champ ne se sentent pas
(en tout cas la plupart du temps) en porte à faux vis-à-vis des motards les plus
motards (selon les normes du champ). En fait, les motards
dominés sont pleins d’admiration par rapport aux motards dominants. Ils sont joyeux
de leur joie, admiratifs de leurs succès, comme dit Adam Smith dans la Théorie
des Sentiments Moraux, c’est la sympathie et non l’envie et la jalousie qui
régule les relations entre les motards. La sympathie pour Smith, c’est la
participation du pauvre au bonheur du riche, par identification. Le pauvre
considère qu’en admirant le riche, en reconnaissant sa supériorité symbolique
(par rapport aux règles instituées), il participe un tant soit peu à sa
réussite. Il pense quasi-magiquement que cette réussite rejaillira sur lui sous
une forme ou une autre. C’est de cette façon que dans la communauté motarde, la
compétition devient un facteur de cohésion sociale très fort. Un peu de la même
façon que la concurrence marchande, dans la Richesse des Nations de Adam
Smith.
Albert Hirshman, dans Des Passions et des
Intérêts, montre comment, au 17ème siècle, s’est substitué, au sein
de la classe dominante des
pays occidentaux, l’amour du commerce à l’amour de la guerre. C’est-à-dire la
compétition non-violente, la concurrence économique, à la compétition violente.
Hirshman montre clairement comment la cohésion sociale des sociétés occidentales
s’est refondée sur des rapports commerciaux et concurrentiels alors qu’elle se
fondait auparavant sur des rapports violents et autoritaires au sein de la
société féodale. La diminution de la violence et la policisation des mœurs qui a
été corrélative du développement du commerce[113] a permis de créer une nouvelle cohésion
sociale au sein des sociétés occidentales autour des valeurs marchandes. C’est
donc, comme le montrent Smith et Hirshman, les valeurs de compétition, de
concurrence policée, réglée par le commerce, qui sont les facteurs principaux de
la cohésion des sociétés modernes.
Pour ce qui est des motards, nous sommes dans la
même configuration. Comme Simmel le montre dans son étude sur le
conflit[114], la concurrence peut-être une forme de
synthèse et de cohésion sociale très forte. Et c’est justement la concurrence
qui s’exprime dans la communauté des motards comme esprit de compétition qui est
le principal facteur de cohésion du groupe des motards. « Il y a tout de
même cet effet de socialisation ; elle oblige le concurrent, qui voit qu’il
a un rival - et qui bien souvent ne serait pas un concurrent sans cela, à aller
au devant et à se rapprocher de celui qu’on cherche à séduire, à se lier à lui,
à étudier ses forces et ses faiblesses et à s’y adapter, à chercher toutes les
passerelles qui pourraient relier sa propre personne et son propre travail au
sien ou à les établir »[115]. C’est donc par le biais de la
concurrence que les motards rentrent en interaction avec leurs congénères, c’est
la concurrence qui les pousse à s’intéresser aux autres motards. C’est parce
qu’ils sont en compétition avec les autres motards qu’ils s’intéressent à la
puissance de leur moto, à la configuration de leur équipement. Il faut qu’ils
étudient les forces et les faiblesses de leurs concurrents pour pouvoir tout
mettre en œuvre pour les dépasser.
C’est cette forme d’intégration sociale par la
compétition qui fait que les motards s’intéressent énormément, et probablement
plus que s’ils n’étaient pas en compétition, à leurs pairs. On n’arriverait pas
à créer une cohésion aussi forte, un esprit de groupe aussi prégnant, un intérêt
cognitif aussi élevé s’il ne s’agissait pas de dépasser son
compétiteur.
Ce que Simmel remarque très finement, c’est à quel
point, dans ce qu’on appellera plus tard une société de masse, les individus sont seuls
et indifférents aux autres, tout préoccupés qu’ils sont par leurs affaires
personnelles. Pour recréer du lien social dans cette société anomisée, pour
faire que les individus s’intéressent à nouveau les uns aux autres, pour les
sortir de l’anonymat, il va leur falloir un intérêt cognitif très brutal et très
violent : « depuis que la solidarité étroite et naïve des
organisations primitives et sociales a cédé la place à la décentralisation, qui
fut le résultat immédiat de l’élargissement quantitatif des cercles, il semble
que les efforts des hommes pour les autres, l’adaptation des uns aux autres, ne
sont possibles en effet qu’au prix de la concurrence, c’est-à-dire en luttant à
la fois pour éliminer un rival et pour séduire un troisième homme [...]. A
voir la taille et l’individualisation de la société, il semble que bon nombre
d’intérêts, qui maintiennent finalement la cohésion du cercle de chaînon en
chaînon, ne sont vivants que si la lutte concurrentielle est assez désespérée et
assez violente pour les imposer au sujet »[116]. Ainsi il est clair que la brutalité (du
moins aux yeux des non-initiés) que peut prendre la compétition entre les
motards, les risques qu’ils peuvent prendre au détriment de leur intégrité
physique, peut s’expliquer par l’anonymat croissant auquel sont soumis la
plupart des gens. Pour recréer des liens forts, pour permettre aux uns de
s’intéresser aux autres, il faut que les enjeux soient forts. C’est pourquoi les
motards semblent parfois, dans leur compétition, aussi agressifs. Il s’agit en
fait d’un appel désespéré au regard de l’autre qui devient de plus en plus
difficile de capter dans une société de masse qui s’individualise et
s’anomise.
Il s’agit donc pour le motard, par le biais de la
concurrence, par seulement d’exploiter symboliquement l’autre ni même de le
dominer, comme on pourrait le croire si on en restait au niveau des sociologies
de la domination, mais plus simplement et peut-être plus fondamentalement,
d’exister pour l’autre, d’exister par l’autre. En bref, de vaincre une solitude
de plus en plus étouffante. Cette existence par l’autre ne pouvant plus passer
que par une compétition féroce, mais souvent malgré tout vécue sur le mode
ludique, pour sortir chacun de la cuirasse caractérielle de sa personnalité de
masse. « Mais dans le
bilan social, tous les aspects négatifs de la concurrence ne viennent qu’après
l’immense force de synthèse que représente le fait que dans la société, la
concurrence reste malgré tout une concurrence pour l’homme, une lutte pour
plaire et pour rendre service, pour obtenir des concessions et des sacrifices de
toutes sortes... »[117]. Il s’agit bien en effet dans la
compétition d’un appel à l’autre, d’un appel au regard de l’autre pour donner un
sens à son existence sociale.
Si la signification de l’existence sociale passe
chez les motards par des formes brutales de compétition, c’est que les motards
sont les enfants d’une société où le manque qu’on a de l’autre ne peut plus que
s’exprimer par l’agressivité. En effet, comme le montre Simmel, les individus se
pensent tellement comme des individus singuliers, différenciés, autonomisés
qu’il est difficile pour eux de sortir de l’isolement dans lequel la société de
masse les a relégués. Sortir
de l’isolement ne peut alors plus passer que par des formes brutales et
agressives d’une compétition où la vie devient le principal enjeu.
On comprend donc, au-delà des sociologies de la
domination, la signification sociale, pour les motards, de la compétition. La
compétition, c’est ce qui constitue en propre le principe d’intégration à la
communauté motarde. Si 89% des motards aspire idéalement à la compétition, ce
n’est pas seulement par identification aux dominants du champ. C’est aussi parce que la
compétition est le mode de socialisation de cette communauté, tout comme la
coopération et l’amour peuvent être les modes de socialisation de la
micro-société que constitue le couple[118]. D’ailleurs, Simmel note que la
compétition parvient « d’innombrables fois, à réaliser ce dont seul l’amour
est capable à part elle : repérer les désirs les plus intimes d’une autre
personne, avant même qu’elle en soit consciente »[119].
Ainsi dans le monde des motards, la cohésion que
permet la compétition fait passer entre les motards une multitude d’affects, des
affects qui souvent, on l’a vu, se substituent à une relation amoureuse
sociologiquement dans la norme. Pour les motards, la compétition, le culte de
l’exploit, l’amour de la prouesse, constituent le totem, au sens primitif du
terme, qui permet l’unification du groupe. Le totem, dans les cultures
primitives, est le symbole magique autour duquel s’articule la cohésion du
groupe. Le totem, c’est l’horizon cognitif commun à tous les membres du groupe.
C’est ce que tous les membres du groupe partagent les uns avec les autres. Et
c’est le fait que tous les membres du groupe partagent le même totem,
cognitivement la même chose, qui fait qu’ils partagent les mêmes croyances, la
même vision du monde. Et c’est cette même vision du monde, ces mêmes croyances
qu’ils renforcent par leur activité cultuelle et par l’ensemble de leurs
activités sociales. De même les motards partagent en commun l’amour de la
compétition, leur principal sujet de discussion, leur principal mode
d’appartenance et d’auto constitution de leur groupe se constitue autour de la
valeur partagée de la compétition. La compétition, c’est le totem sans lequel le
groupe se disperserait, sans lequel le groupe n’aurait aucune existence sociale,
sans lequel tous les motards reviendraient à l’anomie fondamentale qui était
la leur avant d’entrer dans ce groupe qui donne un sens à leur
existence.
Les profanes, par opposition aux pratiquants de la
moto, considèrent quand on les interroge, à 93%, qu’ « il existe une
vraie solidarité parmi les motards »[120]. Cela montre clairement, qu’aux yeux du
grand public les motards semblent être une communauté relativement unifiée. En
effet, les automobilistes sont habitués à voir les motards se saluer, à se
donner des signes de reconnaissance mutuelle, à les voir converser entre eux
même s’ils sont inconnus sur les aires d’autoroute ou dans les
stations-service.
Qu’en est-il réellement ? Les motards
constituent-ils une communauté aussi forte que semble le penser le sens
commun ? Nous venons juste de voir comment la concurrence pouvait être
considérée comme un facteur de cohésion et d’intégration du groupe des motards.
Mais il nous faut aller plus loin et montrer comment la compétition constitue
une véritable communauté de croyance parmi les motards. Nous avons commencé à le
faire en analysant la compétition comme totem. Poursuivons notre étude en
montrant les analogies existantes entre la pratique de la moto et la pratique
d’une religion et comment cette pratique induit une cohésion très forte au sein
du groupe des motards et le constitue comme une quasi-communauté de croyants.
En effet, si on considère, comme les sociologues
classiques (Durkheim, Weber, Tocqueville, Fustel de Coulanges, etc.) que le
phénomène religieux est un élément essentiel d’expression de la signification
sociale de l’existence humaine, comme le pense Robert Nisbet[121] et pas seulement comme le pensent les
philosophes des lumières, Marx et Veblen à leur suite, une idéologie
mystificatrice, alors, on peut peut-être envisager la pratique de la moto comme
une forme d’expression de la religiosité à l’ère du désenchantement du monde.
D’ailleurs, la vision de la religion qu’a Durkheim nous permet de comprendre le
phénomène motard comme un phénomène ayant un lien avec les phénomènes religieux.
En effet Durkheim considère la religion comme l’expression sacralisée de
l’autorité morale du groupe. Il ne résume pas la religion à la religion
transcendante telle que nous la connaissons à notre époque. Pour lui, la
religion peut être aussi immanente, présente sous la forme de coutumes sans
soumission expresse à une autorité transcendante. D’ailleurs, on pourra faire
l’hypothèse d’un quasi-effet de substitution entre la religion traditionnelle et
la pratique motarde, puisque 78,1% des motards ne pratiquent aucune
religion[122]. On peut donc comprendre la pratique
motarde comme une forme de recherche du sacré à l’ère du désenchantement du
monde.
« La vie se déroule dans l’obscurité et c’est
les motos qui guident les humains »[123].
On peut caractériser cette communauté de croyants,
tout d’abord comme le fait Durkheim dans les Formes Elémentaires de la Vie
Religieuse[124], par la distinction fondamentale
entre le sacré et le profane : « la religiosité diffuse dans les
choses et qui les soustrayait à toute appropriation profane a été reportée au
moyen de rites déterminés, soit au seuil de la maison, soit à la périphérie du
champ, et y a constitué
ainsi, comme une ceinture de sainteté, comme un remblai sacré, qui a protégé le
domaine contre tout empiètement étranger. Ceux-là seuls pouvaient franchir cette
zone et pénétrer dans l’îlot qui avait été religieusement isolé du reste, qui
avait accompli les rites »[125] .
Ce qui manifeste analogiquement la distinction sacré/profane
dans la vie du motard, c’est par exemple le propos suivant d’un motard :
« Quand on fait de la moto, on passe à autre chose, on vit les choses sur
un autre mode, le mode de la concentration principalement »[126], ou encore : « [A moto,] je
deviens vraiment moi-même, je vis à fond, je suis à la fois grisé et
profondément lucide »[127]. Il s’agit donc pour le motard, et on
retrouve ici les analyses de Veblen, de quitter une vie profane routinière,
habituelle, conformiste, pour une vie ayant plus de valeur. Dire qu’elles
revêtent un caractère sacré serait un peu exagéré dans la société laïque
d’aujourd’hui même si, comme nous allons le voir, l’analogie religieuse nous
permet de décrire la communauté motarde de façon particulièrement
pertinente.
L’activité motocycliste va donc revêtir une
importance considérable dans la vie du motard : « L’aventure
motocycliste est la recherche d’une plus grande intensité, le franchissement
d’un degré vers la plénitude de la vie »[128]. L’entrée dans la vie motarde, pour ceux
évidemment pour qui l’usage de la moto a une signification existentielle,
représente l’adhésion à un certain nombre de croyances, à un certain nombre de
valeurs et à la mise en œuvre de certaines pratiques qui le rattache à la
communauté motarde. C’est d’ailleurs ce que Durkheim dit à propos des membres
d’une même église : « Les croyances proprement religieuses sont
toujours communes [...]. Elles ne sont pas seulement admises à titre individuel
par tous les membres de cette collectivité ; mais elles sont la chose du
groupe et elles en font l’unité. Les individus qui la composent se sentent liés
les uns aux autres par cela qu’ils ont une foi commune. Une société dont les
membres sont unis parce qu’ils se représentent de la même manière le monde sacré
et ses rapports avec le monde profane, et parce qu’ils traduisent cette
représentation commune dans des pratiques identiques, c’est ce qu’on appelle une
église »[129]. La croyance fondamentale qui unit les
motards, nous l’avons vu plus haut avec Simmel, c’est la croyance dans les
valeurs de la compétition, dans les valeurs de l’accumulation de capital symbolique dans le champ motard, en d’autres
termes. Bien évidemment, la communauté motarde ne se caractérise pas par son
très fort degré de centralisation. On ne peut donc pas parler d’une église au
sens de l’église catholique mais tout de même d’une église au sens de communauté
de croyants fondée sur un partage de significations, de normes. Ce partage
s’effectue au sein de bandes qui se réunissent plusieurs fois par semaine, pour
des raids, des balades, des courses, dont l’objet principal sera le partage de
la passion motarde. Le lieu de culte est souvent aussi un magasin ou un garage
où n’importe quel motard peut être sûr de trouver à tout moment un
« coreligionnaire » pour partager avec lui sa passion. Concrètement,
cela se traduit par une fraternité qui va se soi autour de la moto, par
l’émergence d’une fratrie élective autour de laquelle se constituent les
croyances fondamentales : évidemment le rite du passage du permis de
conduire (qui est plus une entrée dans le champ plutôt qu’une entrée dans
la communauté des motards) mais surtout le passage de la première chute,
considéré tacitement comme un baptême du feu, comme le partage par le groupe de
la souffrance initiatique de celui qui chute. Le soutien moral, amical,
financier, médical à celui qui chute permet de resserrer les liens du groupe et
vise à défendre le groupe face à l’hostilité extérieure. Cela permet une
affirmation constante de la solidarité de groupe, le partage symbolique des
joies et des malheurs du groupe qui prennent une toute autre dimension quand ils
sont partagés collectivement : une dimension religieuse. En effet comme le
montre Durkheim dans son ouvrage, la religion c’est la manifestation de
l’existence du groupe à ses membres, manifestation qui redouble la puissance
d’exister des membres du groupes . Cette fraternité de groupe s’exprime dans la
pratique motarde qui par sa configuration ne sépare pas les hommes par des
vitres ou des portières. Il est plus facile de rouler en bande, côte à côte, et
ainsi de partager la route et les aventures. Chacun y a sa part d’aventure et de
responsabilité, à l’inverse des passagers : « Le contact d’homme à
homme est direct. L’alchimie des regards certifie cette connivence
spontanée »[130].
Cette connivence spontanée, c’est le partage des
croyances fondamentales que chacun des motards actualise et réaffirme dans sa
participation au groupe des motards. La communauté motarde ne tire son existence
que d’une pratique régulière de la moto, tout comme une religion tire son
existence et sa signification existentielle d’une pratique constante et
régulière. Concrètement, cela se traduit par le partage des expériences
motardes : « pourquoi vont-ils rouler des heures sur une route parfois
cruelle, sous la pluie ou sous un soleil torride ? Pourquoi vont-ils
dépenser de l’argent, dormir à la dure, souvent sous une toile de tente ?
Pour rien. Ou plutôt si : pour la joie de se retrouver entre eux, pour
se raconter leurs exploits et leurs difficultés »[131]. Par le fait que le motard peut s’ouvrir
à ses camarades (il existe un vrai esprit de camaraderie au sein de la
communauté motarde) : « Là (avec les motards), je peux me confier, mes
idées et mes soucis (...). Ailleurs j’ai pas droit à la parole : mon patron
m’engueule, et mes parents rigolent ou me donnent tort... »[132]. Le motard retrouve dans sa communauté un
sentiment de bien-être, d’appartenance, un sentiment de délassement, un
sentiment qui lui permet de « communier » avec ses
« coreligionnaires ».
La communauté motarde se caractérise comme toutes
les autres religions par des moments festifs de rassemblement massifs. Les jours
de fête : « ce qui occupe la pensée, ce sont les croyances communes,
les traditions communes, les souvenirs des grands ancêtres, l’idéal collectif
dont ils sont l’incarnation, en un mot ce sont des choses sociales. La parcelle
d’être social que chacun porte en soi participe nécessairement de cette
rénovation collective. L’âme individuelle se régénère, elle aussi, en se
retrempant à la source même dont elle tient la vie ; par la suite, elle se
sent plus forte, plus maîtresse d’elle-même, moins dépendante des nécessités
physiques »[133]. Les motards ont eux aussi leurs jours
extraordinaires où ils se rassemblent en communauté, la plupart du temps dans le
cadre de grand prix, d’épreuves sportives ou de concentrations motardes comme le
Bol d’Or, l’Enduro du Touquet, ou la concentration des Eléphants en Autriche.
Par exemple, dans le cadre des grands prix, la quasi-totalité des spectateurs
sont des motards. En fait, il y a une très forte fermeture du champ sur lui-même dans la
plupart des spectacles sportifs, le public est un public de masse. Ici, dans le cadre des
motards, il s’agit de rester entre soi au sein de la communauté des croyants.
D’ailleurs, dans le cadre des grands prix d’endurance (type 24 Heures du Mans),
le spectacle n’est pas fondamental, il s’agit surtout de planter sa tente et de
se rassembler entre soi autour de merguez et de Kronenbourg, de discuter bien
évidemment de moto et de participer à la compétition somptuaire de la plus belle
des motos. Un autre exemple, celui du rassemblement des Eléphants, qui réunit
chaque année, au cœur de l’hiver et de la neige, dans les montagnes du Tyrol
autrichien, les plus persévérants des motards. Cela montre la disposition
ascétique de la croyance motarde (concentration, rejet de la frime trop
ostentatoire...) (« Endurer pour rien, seulement pour trouver la
chaleur »).
Durkheim souligne aussi un aspect essentiel du
phénomène religieux : « Le culte négatif est un système fondé sur des
rites spéciaux. Il ne prescrit pas au fidèle d’accomplir des prestations
effectives, mais se borne à lui interdire certaines façons d’agir. Ils prennent
donc tous la forme de l’interdit ou du tabou [...]. Jamais l’homme n’a
conçu que ses devoirs envers les forces religieuses puissent se réduire à une
simple abstention de tout commerce, il a toujours considéré qu’il soutenait avec
elle des rapports positifs et bilatéraux qu’un ensemble de pratiques rituelles a
pour fonction de régler et d’organiser. A ce système de rites nous donnons le
nom de culte positif »[134].
La croyance motarde se caractérise ainsi comme
toute religion par les injonctions, positives ou négatives, qui font partie des
normes en vigueur dans le groupe. Par exemple, la compétition est régulée par un
code relativement strict qu’on ne peut transgresser sans recevoir des sanctions.
Il s’agit avant tout pour les motards de respecter un principe de sécurité
altruiste : ne pas mettre en péril la marche des autres motards du groupe,
c’est-à-dire ne pas prendre le risque d’avoir à se rabattre sur un autre
véhicule, ne pas freiner brutalement devant un pair, etc. Le motard est
essentiellement libre de mettre sa vie en jeu, voire en péril, mais doit
respecter celle des autres. Il s’agit d’un exemple parmi d’autres d’une analogie
qu’on peut faire avec un culte négatif, destiné à canaliser les pulsions dans le
respect des normes : « Je suis peut-être très agressif, je me défoule
comme je peux et en tout cas, c’est ma peau que je risque, et ça, ça ne regarde
que moi »[135].
Pour ce qui est du culte positif, les injonctions
sont, elles aussi, nombreuses. Par exemple toutes les règles du code de la route
qui ne nuisent pas à la liberté du motard, comme l’allumage des codes en plein
jour, si elles ne sont pas suivies, feront l’objet d’un rappel à l’ordre
toujours efficace mais néanmoins amical. Un autre signe de la forte intégration
du groupe relative au culte positif réside dans certaines règles de solidarité
informelles : un motard en panne sur le bord de la route doit pouvoir
compter sur l’aide de ses « coreligionnaires » pour
s’arrêter.
Maintenant nous allons montrer à quel point la
communauté motarde a un lien privilégié avec l’univers religieux puisque nous
allons mettre en évidence le lien qui existe au sein de la communauté des
motards entre les motards et la mort, leur relation à l’altérité radicale, le fait
qu’ils côtoient la mort de près toujours au sein d’une communauté qui les
intègre.
Pour comprendre la spécificité de la signification
de l’existence motarde, il nous faut comprendre, au-delà de toute rationalité
utilitariste (science économique, sociologie individualiste méthodologique) et
au-delà de toute prétention à l’accumulation de capital symbolique (sociologie
bourdieusienne ou veblénienne), la place qu’occupe la mort dans le mode de vie
motard.
Il faut savoir avant de pousser plus loin
l’analyse, qu’objectivement, statistiquement, la part de risque encourue par les
acteurs du monde motard, est, relativement, très importante. Prenons l’exemple
des dominants du champ, ceux qui sont les plus
impliqués dans la pratique aussi (avec une moyenne de 7100 km parcourus dans une
année)[136], c’est-à-dire les conducteurs de machines
sportives.
Pour une période d’un an (juillet 1995, juin
1996), il y eut dans cette catégorie d’usagers, 165 tués sur la route, pour un
parc de 100.700 véhicules. En un an, il y a donc, statistiquement, un peu plus
d’1 chance sur 610 d’être tué par le simple fait de posséder une machine
sportive. Voilà pour ce qui concerne le risque absolu.
Le risque relatif, lui, est bien plus éloquent.
Comme on l’a vu, le fait d’être motard relève d’une stratégie de distinction par rapport à
l’automobile. Cette distinction trouve une
matérialisation objective dans le donné statistique. Les indicateurs expriment
la plus grande différence quant au risque subi par les deux groupes. Il faut
voir dans cette information le signe le plus manifeste et le plus objectif de la
séparation entre les deux groupes, dont la frontière tend manifestement à
s’établir sur cette barrière invisible.
Si le risque relatif des motocyclettes est quatre
fois plus élevé que celui des véhicules de tourisme en ne tenant compte que du
nombre de véhicules immatriculés, il est plus de 11 fois plus élevé quand on
intègre également le nombre de kilomètres parcourus[137].
Il faut recouper cette information avec une
statistique plus fine, qui cette fois concerne précisément la catégorie
d’usagers la plus à risque : les conducteurs de machines sportives risquent
2,6 fois plus d’être tué, au kilomètre parcouru, que le conducteur de moto
moyen.
En conséquence, on peut déduire que pour cette
catégorie spécifique, mais parfaitement objectivable, il existe un risque mortel
qui est 11 x 2,6 = 28,6 fois plus grand.
Pour chaque kilomètre qu’il parcourt au guidon
d’une moto sportive, un Français court 28,6 fois plus de chance de trouver la
mort qu’un automobiliste. C’est un résultat solide, objectif, autour duquel
s’articulent les différentes pratiques. Nous allons maintenant tenter de
réconcilier la vérité de ce donné objectif avec les expériences subjectives de
ceux qui la vivent, de faire coïncider cette règle du jeu structurelle avec les
faits éprouvés et de restituer ainsi aux motards passionnés le sens de leurs
actes.
Les motards vivent dans une familiarité avec la
mort, elle est une réalité omniprésente de leur pratique. Il nous faudra
comprendre, à notre époque où on donne autant de place et d’importance à la
sécurité, au confort, au souci de soi, pourquoi les motards semblent être en
totale contradiction avec ces valeurs actuelles. Il nous faut en effet repérer,
et c’est ce qu’a fait Norbert Elias dans la Civilisation des Mœurs, qu’un
élément fondamental de la culture actuelle, c’est le rejet de la cruauté, de la
mort, de la brutalité. C’est parce que la dynamique de l’occident est une
dynamique de contrôle des pulsions, d’intériorisation des normes, et de rejet
des formes les plus crues de l’existence biologique que la mort est de plus en
plus marginalisée dans notre culture. Pour comprendre l’articulation qui existe
entre cette forclusion[138] de la mort et cette passion du risque
mortel qu’ont les motards, nous allons utiliser l’œuvre de Jean Baudrillard.
Baudrillard considère que la vie humaine ne se
caractérise pas fondamentalement par la recherche du profit, par la volonté
d’accumulation du capital
symbolique, par la volonté de sauvegarder sa vie. Au contraire, il existe chez
l’homme une tendance à vouloir se perdre et à vouloir s’anéantir. En fait, il
s’agit pour Baudrillard de radicaliser l’hypothèse de Freud[139] de la pulsion de mort (tout en en
refusant le caractère naturel).
En effet,
il s’agit pour Baudrillard de repérer ce qu’il y a de social dans cette
volonté qu’a l’homme d’être autre chose que lui-même[140]. Cette volonté d’être autre chose que
lui-même, c’est ce que Baudrillard appelle le principe d’altérité[141]. Ce principe d’altérité se caractérise par
ce qu’on peut appeler la « solitude du coureur de fond », c’est-à-dire
la volonté qu’il y a en chaque homme de renoncer à la victoire, de s’arrêter
juste avant la ligne d’arrivée et de laisser passer ses concurrents, et
d’exprimer par là « le manque par quoi on manque aux autres et à soi-même
et les autres nous manquent »[142], c’est-à-dire, plutôt que le besoin
d’écraser l’autre, un certain besoin de réciprocité.
Aujourd’hui, plus personne ne prend délibérément
un risque certain de mourir, car nous sommes trop attachés à notre moi. Il ne
viendrait à l’idée de quasiment personne de mettre sa vie en jeu dans un but
précis. Mais dans ce paradis artificiel que constitue notre société, la mort
forclose resurgit dans le suicide, c’est à dire chez tous ceux qui décident de
défier le système en portant atteinte au principe sacré de la sacralité de leur
identité. En effet par le suicide, l’individu juge la société et la condamne, il
affirme clairement le fait que la société n’est pas adaptée à lui (alors qu’il
est un produit de cette société), il met en évidence la déficience profonde d’un
monde social discriminatoire, qui distribue désormais le droit à la vie non par
l’intermédiaire de la peine de mort, mais en faisant intérioriser la peine de
mort à travers les suicides qui sont en fait une auto-condamnation de
l’individu.
Toute résistance au système social est par nature
suicidaire, et atteint le système en plein cœur. Suicidaire est l’action des Palestiniens ou des Noirs
qui brûlent leurs propres quartiers, suicidaire la conduite névrotique
(drogues...), suicidaire les pratiques politiques dont l’objectif est de faire
surgir la répression (terrorisme), suicidaire la résistance à la sécurité, dont
les motards offrent une illustration éloquente. Simplement, ils se suicident
négativement, presque à leur insu, et offrent une résistance au système qui
tient plus de la rébellion que de la révolution. Ils risquent leurs vies sans
but précis, dans des accidents mortels, qui surviennent, dans 40% des cas, par
le fait exclusif du conducteur. Dans la perspective sociologique, si plus d’un
tiers des motards trouvent et affrontent la mort seul, cela justifie un
rapprochement avec le concept du suicide négatif, déni par l’acteur social de
son droit à la sécurité physique, et donc suicide implicite,
inconscient[143].
Tout se passe comme si toute la négativité du
désir qui ne peut se résoudre dans
la chaîne des besoins et des satisfactions dirigées du système de valeurs
dominant, passe dans la somatisation incontrôlable (fatigue, déprimes, conduites
auto–destructrices : drogues, alcools, cigarettes, suicide) ou dans l’acting out
de la violence (délinquance, terrorisme).
Ce que de modestes motards qui ne respectent pas
les normes de sécurité veulent sauver, c’est une parcelle de contrôle sur leur
propre vie. De la manière que des ouvriers refusent souvent d’appliquer des
nouvelles normes de sécurité dans les ateliers, les motards veulent sauver une
parcelle de contrôle sur leur propre vie, fût-ce à leurs frais, fût-ce au prix
d’un surcroît d’ « exploitation » (puisque, dans le cas des
ouvriers au moins, ils produisent plus et plus vite). « L’industrialisme,
en développant le travail dit parcellaire, détermine chez l’ouvrier le besoin
d’une activité qui lui restitue […], le sentiment de tenir une unité
d’opérations, une initiative, une indépendance, une
responsabilité »[144].
Ces individus ne sont pas rationnels, mais ils
combattent à leur manière, et ils savent que l’exploitation économique est moins
grave que cette « part maudite », cette parcelle maudite qu’il ne faut
surtout pas se laisser arracher, cette part de défi symbolique, qui est en même
temps défi de sécurité et défi à sa propre vie. Ce témoignage est
concluant : « Dans mon boulot, je suis au rendement, il faut tenir la
cadence. Je crève à petit feu. Mais le soir, la bécane, c’est elle qui me
regonfle. Je crois que si je ne l’avais pas, je foutrais tout en
l’air »[145]. L’ouvrier qui crève à petit feu vit sa
mort lente au quotidien. Il lui faut redevenir l’acteur de sa propre vie, qui
inclut aussi sa propre mort. L’ouvrier préfère jouer sa vie plutôt que sa
survie, il réintroduit dans son existence un enjeu
fondamental.
Il s’agit en fait pour Baudrillard d’expliquer une
multitude de conduites sociologiques, difficilement explicables
rationnellement : l’autodestruction par la drogue, le non-respect des
consignes de sécurité par les travailleurs, la dépression, le suicide, le
terrorisme. Il s’agit de montrer qu’en l’homme, il existe une part de négativité
que n’arrive pas à cacher l’exigence officielle de réussite.
Il semble que d’un point de vue baudrillardien, il
existe en l’homme un désir de se perdre, et c’est ce désir de se perdre qui est
forclos dans la société actuelle par l’hygiénisme, le sécuritarisme,
l’individualisme. Il ne s’agit pas pour Baudrillard de prétendre qu’il existe
chez l’homme un désir de suicide. Il s’agit plutôt de comprendre, que puisque
dans la société occidentale la mort est forclose (par opposition aux sociétés
primitives ou la mort est assumée et acceptée par le culte des ancêtres, le
cannibalisme, l’intégration des morts au groupe…), elle doit, selon Baudrillard,
réapparaître nécessairement (puisqu’elle constitue un élément fondamental de
l’être social) de façon d’autant plus violente qu’elle est réprimée de façon
violente. On retrouve ici l’analogie qu’on avait vue chez Simmel, entre le fait
que la concurrence nécessaire à unir des individus est d’autant plus brutale que
ces individus sont isolés et anomiques. Ici, du point de vue de Baudrillard, la
mort est tellement forclose, il est tellement honteux de parler de la mort,
d’intégrer la mort dans sa vie, voire même d’être mort (on n’a plus le droit
d’être mort), que la mort ne peut réapparaître que de la façon violente par
laquelle elle se manifeste dans les risques que prennent les motards et dans
l’accident de moto.
Mais cet habitus motard qui flirte avec
la mort ne s’inscrit pas dans le cadre d’une individualité héroïque qui se
dresserait contre le système. Si le motard risque sa vie, met sa vie en jeu,
c’est parce qu’il appartient à une communauté dans laquelle on valorise cette
mise en jeu. Les valeurs de compétition du groupe amènent le conducteur à tenter
en permanence le dépassement, à tenter, donc, de dépasser les autres et
soi-même, d’aller toujours plus vite, toujours plus loin, parfois donc
jusqu’au-delà de sa route. Qu’y a-t-il derrière la route, il y a le fossé, le
ravin, l’abîme : la mort. C’est ce qui attend celui qui « se loupe au
freinage » ; au freinage, il s’est raté, il est passé à côté de son
moi, se louper, c’est s’oublier, se manquer, oublier toutes les consignes de
sécurité, de prudence, se perdre dans l’euphorie du dépassement, du vol des
esprits.[146]
Nous pourrions dire, d’un point de vue
baudrillardien, que la spécificité de la communauté motarde, réside dans le fait
que c’est l’une des rares communautés de nos jours à intégrer au sein de toute
son existence la place de la mort. S’il existe une telle solidarité entre les
motards, s’il existe autant d’affects qui passent entre eux, au-delà de
l’anonymat et de l’anomie de
la société de masse, c’est
parce que les motards partagent ce qui fonde toute communauté sociale, l’altérité radicale de la mort.
En effet, pour Baudrillard, l’identité individuelle, tout comme l’identité
sociale, est un mythe, tout est autre chose que soi, donc tout se fonde dans
l’altérité. C’est ce que
savaient les primitifs, puisqu’ils fondaient la cohésion de leur communauté sur
les ancêtres, sur les dieux, sur autre chose qu’eux-mêmes. Le système
capitaliste se fonde sur sa propre capacité d’accumulation, la société
occidentale fonde sa culture sur son humanisme dont elle pense être l’origine.
Chaque individu dans notre culture étant sommé de compter avant tout sur
lui-même (idéologie de la réussite sociale ou de la méritocratie), il n’y a plus
de prise en compte de l’autre, du fait que rien ni personne n’est plus égal à
soi-même, que nous sommes dans le règne de la différenciation et de
l’indifférence. La communauté des motards, elle, au contraire, se fonde dans la
prise en compte de l’altérité radicale de la mort.
Si les motards sont les motards, c’est parce que
leur communauté se fonde sur autre chose qu’elle-même. Au-delà des
conversations, tournant toujours autour des motos, de la volonté d’acquérir
prestige et réputation, il faut voir dans la communauté motarde, une communauté
qui vit avec la possibilité de la mort, qui intègre la possibilité de la mort et
qui se constitue au travers de cette intégration. On pourrait faire l’hypothèse
que ce qui motive profondément les motards, dans leur appartenance à cette
communauté, c’est le fait que cette communauté permette de façon sociale
d’intégrer la négativité humaine. Il s’agit pour les motards de remettre leur
vie en jeu, et pas de remettre leur vie en jeu pour l’amour de remettre leur vie
en jeu, mais de le faire pour la signification sociale qu’a cette remise en jeu
de leur vie. « C’est le fait d’un moi ne pouvant avoir le sentiment de se
dépasser que s’il se reflète dans l’image que les autres lui offrent de son
propre dépassement »[147], le fait du manque par lequel on manque
aux autres et par lequel les autres nous manquent.
La mortalité est le point commun de tous les
vivants. La mort est le premier totem de l’animal politique, c’est une valeur
que chacun possède en son for propre, tout en étant universellement partagée.
Tout le monde possède le germe de la mort en soi sans en priver personne. C’est
un événement qui échappe complètement à la propriété privée, à la spéculation,
en cela qu’elle est l’ultime possibilité du don de soi, de l’événement qui
échappe totalement aux principes d’équivalence, inexpiable et
inéchangeable.
Elle constitue un horizon indépassable, ainsi,
savoir jouer avec la mort, comme le font les motards, c’est déjà savoir mourir,
donc la garantie d’une puissance d’exister et d’une joie de vivre supérieurs.
L’enjeu est de pouvoir goûter, comme dit un motard, la « plénitude de la
vie »[148] et ce malgré le processus de
désenchantement total qui frappe le monde occidental.
Il faut relire Max Weber à ce sujet :
« Parce que la vie individuelle du civilisé est plongée dans le progrès et
dans l’infini et que, selon son sens immanent, une telle vie ne devrait jamais
avoir de fin. En effet, il y a toujours possibilité d’un nouveau progrès pour
qui vit dans le progrès. Aucun de ceux qui meurent ne parvient jamais au sommet,
puisque celui-ci est situé dans l’infini. Abraham ou les paysans d’autrefois
sont morts vieux et comblés par la vie parce qu’ils étaient installés dans le
cycle organique de la vie, parce que celle-ci leur avait apporté au déclin de
leurs jours tout le sens qu’elle pouvait leur offrir, et qu’il ne subsistait
aucune énigme qu’ils auraient voulu encore résoudre. Ils pouvaient donc se dire
satisfaits de la vie. L’homme civilisé au contraire, placé dans le mouvement
d’une civilisation qui s’enrichit continuellement de pensée, de savoir et de
problèmes, peut se sentir las de la vie et non comblé par elle… C’est pourquoi
la mort est à ses yeux un événement qui n’a pas de sens, la vie du civilisé
comme tel n’en a pas non plus, puisque du fait de sa progressivité dénuée de
signification, elle fait également de la vie un événement sans
signification »[149].
Il y a un paradoxe de la rationalité moderne sur
la mort. Concevoir celle-ci comme naturelle, simplement biologique, constitue le
signe même des Lumières et de la Raison, mais entre en contradiction avec les
principes de la rationalité – valeurs individuelles, progrès illimité de la
science, maîtrise de la nature en toutes choses. Alors que l’accident, et la
mort, sont absurdes et le demeureront. Ainsi, la culture moderne, rationaliste,
contient le germe de sa paranoïa collective : la peur de mourir. Dans ce
contexte, l’accident est une persécution, une résistance absurde et méchante
d’une nature qui échappe toujours à la loi des hommes, en fin de
compte.
La mort de vieillesse, autrefois attendue, prévue,
faisant sens pour la collectivité traditionnelle, d’Abraham à nos grands-pères,
n’en a plus du tout aujourd’hui. A l’inverse, la mort violente, accidentelle,
aléatoire, en a tant pour nous : elle est la seule qui défraie la
chronique, qui fascine, qui touche l’imagination. Toute la passion se réfugie
dans la mort violente, qui seule manifeste quelque chose comme le sacrifice,
c’est-à-dire un événement qui fasse sens pour tout le groupe. C’est seulement à
partir du moment où la mort redevient un défi à la nature qu’elle exige une
réponse collective. D’où la fascination intense, et profondément collective, de
la mort sur la route. Technique, non naturelle, donc voulue (par la victime
elle-même éventuellement, comme dans le cas des accidents de moto qui sont
toujours à la limite des suicides négatifs), donc de nouveau intéressante, car
la mort voulue, consciemment ou non, a un sens.
« En traversant la petite commune
résidentielle d’Opio, Coluche engagea sa moto dans un virage, à la hauteur d’un
camping caravaning, le Caravan Inn. A cet instant précis, un semi-remorque de 38
tonnes était en train de manœuvrer dans l’entrée du camping, bouchant
complètement la petite départementale. Coluche ne put rien faire pour éviter le
choc. La moto percuta l’avant du semi-remorque. Le choc fut très violent car le
casque que portait Coluche éclata en heurtant le phare avant droit du camion. Le
comédien fut tué sur le coup.
Les premiers témoignages recueillis par les
gendarmes semblent montrer que le comédien roulait à très grande vitesse.
Plusieurs automobilistes auraient confirmé qu’ils avaient été doublés par cette
grosse moto noire qui roulait à une vitesse
« impressionnante », propos confirmés par le
chauffeur du semi-remorque. « Il roulait tellement vite qu’il n’a pu voir mon
camion qu’au dernier moment. Il n’a même pas eu le temps de freiner, car il n’y
a aucune trace de freinage sur la route », déclarait le chauffeur du
camion. »[150]
La mort n’a de sens que donnée et reçue,
c’est-à-dire socialisée d’une manière ou d’une autre. Dans notre culture au
contraire, tout est fait pour qu’elle n’advienne jamais à personne du fait de
quelqu’un d’autre, mais seulement de la nature, comme l’échéance impersonnelle
de la mort biologique. Nous vivons notre mort comme fatalité inscrite dans notre
corps, mais parce que nous ne savons plus l’inscrire dans un rituel symbolique
d’échange. Coluche, en tant que personnage médiatique, met en scène, à travers
son accident, un drame social : sa mort est comme son dernier one-man-show,
qui se donne à vivre pour le plus grand nombre. Des larmes seront versées, des
consciences troublées, d’autres réjouies peut-être, mais le drame se joue, se
joue de cette mort pour en faire finalement un germe de vie sociale, un totem
sur lequel s’articule un échange
symbolique.
Le motard, qui risque toujours l’accident, met
aussi en scène un drame social. Au premier rang de ce drame se trouvent ses
« corréligionaires », les autres motards, qui vivent toujours à
travers les accidents des autres la possibilité, la virtualité d’un accident qui
les frapperait personnellement. Le sentiment de fragilité accru, la solidarité
du groupe se trouve continûment renforcée. Loin de conduire à l’accident, la
conscience du risque est une conscience exacerbée de la vie, par antithèse de la
conscience de mort.
Il semble que l’on puisse tenter une analogie
entre la pratique de la moto et une forme de communauté sacrificielle. Il existe
en effet un usage anthropologique de la moto, sacrificiel, mais pas au sens
péjoratif du terme. Sans chercher la mort physique, la mort réelle, les motards
l’utilisent dans une sorte de jeu de chevalerie, donc de jeu avec la mort, au
moins avec la symbolique de la mort. Ils ne cherchent pas directement la mort de
l’autre, ni la leur propre, mais elle est toujours en jeu ; ils en usent
avec virtuosité.
Pour le motard, c’est le groupe qui édicte
collectivement les valeurs sacrificielles, vécues de manière individuelle sur le
mode chevaleresque, noblesse oblige.
Le motard, en mettant sa vie en jeu,
individuellement, donne un sens à son existence, socialement. La risque de mort
est son apport initial, sa mise de départ, dans le jeu
social.
L’unité de la communauté motarde passe toujours
par autrui, et par l’altérité, et par la mort. Il
y a bien ici une communauté religieuse telle que la décrit Durkheim : toute
est dans l’autre, c’est pour prouver à l’autre sa valeur, pour exister dans son
regard que le motard prend des risques. C’est une passion collective, un échange symbolique et non une
violence symbolique. En
effet, la domination et le monopole du pouvoir sont relativement absents des
fratries motardes : quand elles circulent en cortège, la première place
circule elle aussi, et c’est alternativement que chaque motard ouvre la route.
Cette absence de monopole d’un « leader » est fondamentale ; le
don et le contre-don peuvent fonder l’économie des pratiques
motardes.
La cohésion du groupe repose sur l’échange
symbolique du prestige. Cette circulation du prestige, pour se faire, ne doit
pas s’arrêter sur une personne. Le motard devra échanger aussi avec la mort,
ignorer la peur, trouver et retrouver le vertige : seule cette surenchère
permanente (aller toujours plus vite) peut permettre à la circulation symbolique
de perdurer (comme le montre Marcel Mauss dans l’Essai sur le
don).
Dans la communauté motarde, pour faire circuler la
vie du groupe, il faut être prêt à cet échange sacrificiel de sa vie.
Volontaire ou non, la mise en jeu du corps est
toujours un facteur de cohésion très forte. C’est le cas des unités militaires,
confrontés symboliquement voire pratiquement au risque de mort, qui entretient
une solidarité stricte et efficace. L’analogie ne s’arrête pas là, puisque, dans
la même logique que celle qui prévaut à un moindre degré parmi les motards, les
comportements des soldats tendent aussi à rentrer dans la typologie du suicide
altruiste. En outre, là aussi, il y a circulation du charisme, car même le plus
incapable, le plus faible, connaît toujours un instant la gloire parfaite. Cet
instant, c’est l’instant de sa mort. Si la catégorie du suicide altruiste
recouvre le sacrifice du soldat qui court au-devant d’une mort certaine pour
sauver son régiment, elle contient aussi celle du martyr qui meurt pour sa foi.
Le martyr, c’est le motard, sa foi, sa passion, c’est le risque, qui est aussi,
heureusement, le risque de sortir de l’anomie sociale, comme si le
suicide altruiste, habituellement le fait d’un excès de règles, venait
contrebalancer, équilibrer, l’anomie sociale d’une jeunesse
soustraite aux valeurs traditionnelles, déstructurée,
désenchantée.
C’est parce qu’on est dans une société anomique
que la lutte contre l’anomie
passe par une mise en jeu de sa vie, par un suicide négatif. Le suicide
altruiste, toutefois, est peut-être favorisé, déterminé, par l’excès de
régulation interne au champ.
En outre, il se trouve aussi un excès de
régulation externe, qui est le fait de toutes les règles répressives du Code de
la route.
Ce corpus de règles favorise, avec l’aide de
toutes les incitations médiatiques, de la publicité des associations de
prévention routière, du discours gouvernemental, « officiel », la
propagation, dans le sens commun, d’une paranoïa collective, d’un véritable
pathos de la sécurité[151]. (« Bouclez-là », dit un ancien
slogan publicitaire sur la ceinture de sécurité.)
Pour Baudrillard, ce pathos suscite directement
une pulsion, une passion du risque, à travers un contre-transfert négatif. Dans
cette optique, le risque est perçu comme le versant négatif de la sécurité. En
termes d’échange
symbolique, la prise de risque est la manière autonome de rendre, d’évacuer,
de guérir du pathos de sécurité. Sans passer nécessairement par la prise de
conscience individuelle, l’hyper-conscience collective de la sécurité amène à
des contreparties symboliques négatives, des prises de risques, des
comportements auto-meurtriers, qui mèneront au dysfonctionnement de la sécurité.
La règle anthropologique du contre-don doit s’appliquer, l’usager de la route,
par la multiplication des mesures de sécurité (notamment
l’ « amélioration » des infrastructures) se sent défié
d’exploiter les possibilités de la route, de la même manière que la sécurité
« active », les ABS et autres ESP[152] des voitures, etc. l’amènent à retarder
d’autant que possible ses freinages, et en tout cas – les études le prouvent –
pas à plus de prudence (mesurée à la vitesse).
La violence faite par la machine par l’homme, le
fait qu’elle le prive petit à petit de sa marge de manœuvre (qui est aussi une
marge de risque), tend toujours à être contrebalancée par une violence de
l’homme envers la machine. Ainsi, il y a une règle du jeu qui est celle de
l’échange, de l’équivalence, et qui peut être meurtrière.
Si les systèmes de sécurité incitent en fait à
rouler toujours plus vite, cela vient de la règle du jeu symbolique, qui veut
que, comme le disait Caillois, « dans toute technique existe la possibilité
d’aller à la limite exponentielle d’un objet quelconque »[153]. Ainsi, il apparaît complètement naïf ou
vaguement pieux de vouloir limiter la vitesse en nous donnant des véhicules qui
roulent à 280 km/h. Il n’y a pas de raison de ne pas aller à 280 km/h, de ne pas
exploiter la possibilité qui nous est donnée. Sinon, nous risquons autre chose
que le risque, qui est peut-être plus grave : la mélancolie, les passions
tristes comme disait Spinoza, qui viennent de l’incapacité à exploiter notre
puissance d’exister.
« Plus je vieillis moins j’ai des réflexes et
plus les motos vont vite. Je ne suis pas impressionné par la vitesse. Dès que ma
moto est à fond je me sens bien, parqu’après quand tu sais ce qu’elle peut faire
c’est toi qui la conduis. Tant que tu n’es pas allé à fond c’est elle qui
décide »[154]. La manifestation est typique d’un échange symbolique avec
l’objet, avec la machine ; le conducteur est tantôt servi par la technique,
tantôt à son service.
Les mesures de préservation, de conservation, de
protection, etc. constituent toujours un trop, dans la mesure où il faut les
rendre, puisque la règle du jeu symbolique est toujours celle du don et du
contre-don. Ces stratégies négatives ne sont pas fondamentalement dramatiques,
elles sacrifient à une sorte de Destin, de transcendance imaginaire (celle du
groupe des motards en fait), mais qui soit du côté des usagers, et non de
l’Etat, de l’extérieur, qui impose ses règles, toujours trop généreuses dans la
répression… En fait, le conducteur se retrouve de plus en plus « sécurisé à
mort »[155], sécurisé, mais, jusqu’à en mourir,
jusqu’à n’avoir d’autre choix que d’éluder finalement cette forme de sécurité à
travers une stratégie de la fatalité.
« Pour les tout-petits jusqu’à deux mois,
l’idéal est le lit-nacelle avec filet anti-éjection »[156]. « Ainsi de la sécurité automobile.
Momifié dans son serre-tête, ses ceintures, ses attributs de la sécurité, ficelé
dans le mythe de la sécurité, le conducteur n’est plus qu’un cadavre, enfermé
dans une autre mort, non mythique celle-là : neutre et objective comme la
technique, silencieuse et artisanale. Rivé à sa machine, encloué sur elle, il ne
court plus le risque de mourir, puisqu’il est déjà mort. Là est le secret de la
sécurité, comme du bifteck sous cellophane, vous entourer d’un sarcophage pour
vous empêcher de mourir. »[157].
Notre compulsion obsessionnelle de sécurité nous
confronte à un problème infiniment triste : elle peut s’interpréter comme
une gigantesque ascèse collective, et, plus précisément, comme une anticipation
de la mort dans la vie même. « De protection en protection, de défense en
défense, à travers toutes les juridictions, les institutions, les dispositifs
matériels modernes, la vie n’est plus qu’une morne comptabilité
défensive »[158].
Il se produit naturellement, au sein de la
communauté des motards, des phénomènes de résistance à l’invasion des techniques
de sécurité. Tel ce motard qui arbore, sur sa plaque d’immatriculation, ce
message de propagande défensive : « L’ABS, c’est pour les
gonzesses ! », les motards en général, refusent la sécurité, active
comme passive.
L’ABS, par exemple, qui tend à se développer sur
de plus en plus de modèles, ôte une partie de la dimension fondamentale du
pilotage : c’est l’exigence, et, par là, la concentration, la passion, qui
sont menacées directement par la sécurité « active » qui agit en lieu
et place du conducteur.
Les motards se sont toujours prononcés
majoritairement contre l’obligation des dispositifs de sécurité, comme le port
du casque obligatoire[159]. Pourquoi ? Pour Baudrillard, on
peut relier cette résistance à la sécurité à celle qu’ont opposée historiquement
partout les groupes traditionnels aux progrès sociaux
« rationnels » : vaccination, médecine, sécurité du travail,
éducation scolaire, hygiène, régulation des naissances, etc. ont été imposés
progressivement, et par des renversements symboliques, voire par la violence,
qui font que le discours dominant peut maintenant faire état de besoins
« naturels », éternels, spontanés de sécurité, alors que ces
manifestations sont en fait situées et datées. Partout on veut imposer la loi
normalisatrice universelle de l’instinct de conservation. Les motards les
premiers sont là, malgré tout, pour attester qu’il existe des individus prêts à
se battre, non pas pour le droit à la sécurité, mais pour le droit à prendre des
risques. Avant même de goûter à la pratique, ils doivent se battre contre
l’autorité familiale, et contre toutes les préventions qui existent dans le sens
commun à l’encontre des motards, « inconscients »,
« machos », « agressifs », etc[160], dont justement la famille et plus
particulièrement les mères sont les dépositaires.
Les enjeux fondamentaux pour le champ motard sont doubles ;
premièrement, il s’agit, tout simplement, d’un principe de plaisir à
sauvegarder : « Une dernière espèce de jeux rassemble ceux qui
reposent sur la poursuite du vertige et qui consistent en une tentative de
détruire pour un instant la stabilité de la perception et d’infliger à la
conscience lucide une sorte de panique voluptueuse. Dans tous les cas il s’agit
d’accéder à une sorte de spasme, de transe ou d’étourdissement qui anéantit la
réalité avec une souveraine brusquerie(...). Pour donner à cette sorte de
sensations l’intensité et la brutalité capables d’étourdir les organismes
adultes, on a du inventer des machineries puissantes. Il ne faut donc pas
s’étonner qu’on ait dû attendre l’âge industriel pour voir le vertige devenir
véritablement une catégorie de jeu »[161].
L’autre enjeu est philosophico-politique : il
s’agit de s’accrocher à la maîtrise de son devenir, de refuser que des systèmes
de transport intelligents le soient à la place des conducteurs, et de garder
l’autonomie propre à
assurer au champ des motards
une cohésion et une solidarité devenues rares.
Pour combien de temps encore, les motards
seront-ils les derniers inconnus qui se saluent ?
Les accidents de motos entrent pour une large part
dans la mortalité, ou la morbidité, des jeunes générations. Le communiqué
ministériel du 22 mai 2002 fait état d’une hausse significative.
« Le
nombre de tués diminue pour la plupart des catégories d’usagers sauf pour les
motocyclistes (1 011 en 2001, 886 en 2000, soit + 14,1 %) ».
Par ailleurs, toutes catégories d’usagers de la route confondues, le nombre de
morts sur la route a augmenté de 1% en 2001.
En
1997, le nouveau ministre des Transports, communiste, Jean-Claude Gayssot,
justifiait un nouvel arsenal de mesures répressives (avec en particulier le
délit de grande vitesse) par un objectif ambitieux : réduire de moitié le
nombre de morts sur les routes en cinq ans.
Face
à ce bilan, la Fédération française des Motards en Colère « accuse les
gouvernements, celui-ci et les précédents, qui réagissent à l’insécurité
routière essentiellement par la répression ».
« On a souvent noté, non sans raison, que la
conduite d’une machine complexe, docile, puissante par un maître solitaire et
omnipotent (ou qui se croit tel) libère souvent chez lui des tendances
agressives qu’il est, dans la vie quotidienne, contraint de refouler. Freud a
bien vu que notre civilisation est protégée par une mince couche d’habitudes
« policées ». Leur fragilité explique la métamorphose que subit le
caractère de beaucoup d’individus lorsqu’ils se mettent au volant, « vous
ne les reconnaissez plus ! » En exaltant le sentiment de la puissance,
en réveillant l’instinct d’agressivité, la « situation automobile »
accentue chez eux le déséquilibre affectif et fait craquer le vernis : des
tendances primitives, des pulsions refoulées ou endormies réapparaissent. Sans
cette régression, bien des aspects de la culture automobile et de sa pathologie
- tensions, violence dans l’injure, rixes, homicides - seraient
incompréhensibles. »[162]
La vitesse renvoie à un sentiment de frustration,
une rage rentrée qui se déverse sur la route. La route est un monde de
surcompensation. Le sentiment d’impuissance que l’individu éprouve dans son
existence, dans son métier ou dans ses relations avec les autres ne sollicite
guère une volonté de solidarité ou une civilité dans les comportements routiers.
La route est l’occasion de prendre une revanche symbolique sur le sort. En
outre, la satisfaction attachée aux manières habituelles de conduire, la
sociabilité qui les entoure, leur place dans le sentiment d’identité du sujet,
le soulagement qu’elles apportent sur le plan psychologique, etc., concourent
d’emblée à la disqualification de discours de prévention trop éloignés de la
signification de ces comportements pour les acteurs.
Le vertige est une constante des conduites à
risque des jeunes. La poursuite du vertige est le fil conducteurs d’une série
d’activités physiques et sportives qui connaissent un net engouement social
depuis les années quatre-vingt[163].
Ces entreprises impliquent une relation imaginaire et réelle, en un mot,
symbolique, au risque. Elles témoignent d’un affrontement symbolique à la mort
qui leur donne une force, voire une valeur d’épreuve personnelle propre à
relancer le goût pour la vie : vitesse, glisse, quête de sensations
intenses sont des formes ludiques de relation au monde où l’acteur atteint un
déséquilibre propre à créer le désordre provisoire des coordonnées sensorielles
qui permettent de s’orienter au fil du quotidien.
Dans sa frange la plus radicale, c’est-à-dire
celle des conduites à risque des jeunes, la fascination du vertige est un jeu
avec l’existence dont l’intensité se paie parfois par la chute, l’accident, la
collision ou l’overdose.
Au-delà des conduites à risque que les deux-roues
favorisent, se dégage la dominante du vertige et de son contrôle grâce à la
dextérité et la valeur du pilote. Le vertige est contenu au plus proche de soi,
à la limite de l’abîme, dans une proximité physique. Cette habileté engendre une
jubilation dont les motocyclistes parlent avec bonheur : sentir l’air
devenu palpable autour de soi dans étourdissement général des sens, frissonner
du sentiment de contrôle de la puissance formidable des moteurs, etc.
« L’accélération favorise une relation frontale au monde sur le mode de la
maîtrise »[164].
On remplace les limites de sens que la société ne donne plus par une quête de
limite physique. Un contrat symbolique est passé avec la mort pour se garantir
d’exister.
La jouissance de la moto est aussi celle de
l’appartenance à un groupe, celui des motards, qui propose au jeune une
intégration à part entière à travers un ensemble de signes et de rituels dont
l’enjeu est une solidarité sans défaut. Les concentrations lors des
manifestations sportives comme celles du Bol d’Or ou des 24 Heures du Mans,
montrent la puissance affective de ce groupe et sa position ambivalente au sein
du lien social. Certains lieux sont alors le théâtre de joutes spectaculaires
qui se renouvellent de ville en ville, d’année en année, et deviennent des rites
de consommation du risque sous le regard de milliers de spectateurs. Ceux-ci
donnent, s’échangent, un sentiment de puissance qui permet de vivre avec
intensité, d’arracher à la mort le trophée de la
jubilation.
Les risques pris à moto ne sont qu’un chapitre du
débat intense d’une partie de la jeunesse contemporaine avec le monde pour
savoir si survivre vaut ou non la peine. En affrontant symboliquement la mort il
s’agit de tester sa légitimité personnelle à vivre. Si la société est incapable
d’orienter l’existence, de lui conférer une valeur suffisante et incontestable,
il reste et restera toujours à interroger la mort dans un rite ordalique. Par sa
survie ou la démonstration de sa compétence, le motard demande à la mort
jusqu’où il peut encore aller. Le fait de survivre lui octroie un sentiment
exaltant de sa valeur personnelle. Le motard fabrique du sens, il invente son
sacré personnel, il construit son récit d’existence avec l’impression d’en être
enfin l’acteur sans que nul ne puisse lui contester sa
souveraineté.
Un autre problème qui guette les motards est la
perte de l’échange
symbolique au sein du groupe. En effet, beaucoup des motards eux-mêmes
regrettent la solidarité qui régnait dans le champ à ses débuts, dans les
années 1970. A l’époque, la pratique était plus monolithique, aujourd’hui, elle
se disperse en différentes fractions de classes, parfois concurrentes dans
l’accumulation de prestige. Les frontières entre ces catégories sont très
fluctuantes et souvent naissent des conflits entre arrière et avant-garde.
Chaque nouvelle génération entend défendre les conditions de sa pratique
personnelle (moto-verte d’un côté, vitesse de l’autre, par exemple). Ainsi, les
possesseurs de motos récentes ignorent les autres, etc. D’autre part, la
technicisation et la spécialisation des différentes catégories de motos (moto de
route, moto tout-terrain), qui n’existaient pas il y a 30 ans, ont tendance à
cloisonner encore plus les catégories d’usagers.
De ce fait, les bandes de motards tendent à se
perdre, au profit de micro-groupes d’amis repliés.
La solidarité universelle des motards est plus que
jamais formelle – on a parfois l’impression que le salut entre motards a
tendance à n’en être plus que l’ultime manifestation
nostalgique.
Par ailleurs, maintenant que la culture rebelle a
cessé de se manifester clairement (notamment au travers de personnalités comme
Coluche, Renaud, ou encore tous les groupes punk du début des années 1980), les
motards ne se réclament plus de ce modèle qu’était le « blouson
noir ». Au contraire, il ne leur reste, pour acquérir une légitimité
sociale, qu’à viser la banalisation, l’intégration sociale à la masse, puisque les pairs motards
ne sont plus assez unifiés pour leur conférer à eux seuls la reconnaissance
symbolique suffisante, auto-suffisante.
Par ailleurs, comme Becker le démontre très
clairement dans Outsiders[165],
le stigmate symbolique qui pèse sur les motards ou sur toute autre catégorie
sociale marginale va jouer le rôle de prophétie auto-réalisante qui va amener le
« déviant » à se rapprocher de ses pairs puis à adopter leurs
attitudes, bref, à s'impliquer de plus en plus dans la déviance. L'étiquetage
(opéré par les tenants de la légitimité) opère donc une marginalisation,
volontaire ou non, et accroît la différenciation entre "normaux" et "anormaux".
Ce qui nous intéresse, c’est que ce processus accroît finalement la force du
lien social au sein de la minorité et encourage la solidarité mécanique, le
loyalisme, etc.
Aujourd’hui, si l’on en croît un sondage récent[166],
intitulé « Adieu rebelles ! », les Français ne perçoivent plus
que faiblement le motard comme un marginal. Symboliquement, il ne se situe plus
clairement du côté de la négativité, des parias.
Cela a pour conséquence théorique
l’affaiblissement du lien social, la perte d’une solidarité efficace et destinée
à protéger le motard contre la dépréciation symbolique dont il était en
permanence susceptible d’être victime il n’y a pas si longtemps
encore.
L’éclosion de la fratrie élective des motards
était peut-être, surtout dans le contexte des années 1970, avant tout, une
manière de défendre le groupe face à l’hostilité extérieure à travers une
affirmation constante de solidarité.
Aujourd’hui, ce facteur important, qui participait
de l’échange symbolique en
tant qu’il contribuait à accroître ce besoin social fondamental par quoi on
manque aux autres et les autres nous manquent,
s’affaiblit.
Beaucoup de motards cherchent désormais à
compenser cette perte en adoptant les codes de domination de la société de masse. C’est alors, à qui aura
la plus grosse moto, la plus chère, la plus puissante, à qui sera le
propriétaire privé et exclusif du signe d’importance sociale le plus prestigieux
et le plus ostentatoire à travers son objet, sa moto devenue pur signe (de
prestige au sein du code, des taxinomies de prestige social). Les valeurs
internes au champ, qui font
de la prise de risque sacrificielle un défi permanent, tendent à céder, devant
la répression sécuritaire, devant l’anomisation du groupe, aux valeurs de masse, valeurs bourgeoises, qui
font désormais que la saleté, l’endurance, la passion du risque, sont méprisées.
L’enjeu devient simplement d’afficher une belle moto, proprette et bien lustrée,
qui brille de tous ses feux, peut-être, mais plus de ses
phares.
Le problème des modalités de ce type de
compétition, somptuaire, d’ostentation, est que le prestige est attaché aux
motos elles-mêmes, objets désormais immobiles, destinés ou plutôt rivés au
regard. Il n’y a plus de circulation possible (au sens propre comme figuré) du
prestige au sein du groupe, puisque le possesseur de la moto, sur qui rejaillit
le prestige de posséder un bel engin, est lié à ce dernier de manière juridique,
définitive, par la propriété privée.
Loin des mythes originels du centaure, de
communion avec la machine, d’oubli de soi, qui pouvaient fonder la communauté,
il n’y a plus de défi permanent. Chacun exhibe sa machine, chacun son tour,
comme dans un marché aux enchères ou mieux, une sorte de compétition canine. Les
marques, les modèles, les cylindrées, s’affichent comme autant de pedigrees. Et
après ? Chacun rentre chez soi. L’ivresse est désormais absente de la
pratique des plus légalistes, des plus normaux (au sens de la norme bourgeoise),
parmi les motards.
Le prestige a donc tendance à être monopolisé, au
sein du groupe, par les dominants, constitués de
l’avant-garde massifiée des « consomotards » qui achètent les places
de prestige, de salut social, à la seule force de leur porte-monnaie (ou bien
souvent, de leur crédit bancaire).
On passe alors, et on suit dans cette analyse Jean Baudrillard, d’un système d’échange
symbolique à un système de valeur d’échange-signe, attribuant des places de
prestige définitives en fonction de l’arbitraire total d’apparences et de formes
fixées dans les motos, objets morts que n’animent même plus les moteurs puisque
la carrosserie fonde désormais l’essentiel de leur valeur.
Le prestige ne circulant plus, la valeur des uns
constitue la dépréciation des autres (puisque bien sûr, la valeur sociale
conférée aux apparences est parfaitement relative,
relationnelle).
La publicité diffuse ces valeurs de masse, les motards s’y
raccrochent. Le slogan fait la moto, et le conducteur à sa suite, puissante,
agile, comme une femme que l’on possède et exhibe pour afficher son statut
social, comme une voiture, comme n’importe quel objet de consommation. La
consommation ostentatoire se fait dans le simulacre, la simulation du risque. Il
suffit désormais d’avoir une belle moto : autant de dissuasions de la mise
en jeu du corps (dont on a vu qu’elle pouvait être le germe d’échanges sociaux
intenses), puisque rouler vite, chuter, est toujours susceptible d’écorcher les
peintures, les chromes, le vernis social.
Les nouveaux rapports entre les motards sont de
type dissuasif : l’accumulation de signes de substitue aux pratiques
effectives.
Pour recréer un espace de liberté propice à
l’expression de l’échange
symbolique parmi les motards, on peut raisonnablement envisager que des
circuits de motos soient aménagés dans chaque région pour accueillir les motards
désireux de se défier.
En effet, la seule infrastructure réellement
étudiée pour les deux-roues motorisés est le circuit[167].
La pratique de la moto sur circuit, sans remettre en cause fondamentalement l'autonomie du champ ni ses valeurs (de défi,
etc.), permet de diminuer objectivement et considérablement les risques encourus
par les motards.
A contre-courant des idées encourageant la
pratique telle que la conçoivent les acteurs du champ, les politiques de
répression ou de dissuasion du risque routier semblent totalement ignorantes du
fait que le risque constitue peut-être le ciment social de la communauté des
motards. Ce qui apparaît évident au regard de l’analyse sociologique est en
permanence dénié par les politiques de sécurité. Pourtant, un élargissement de
l’analyse pourrait aussi démontrer que si l’on veut – politiquement – s’engager
dans une telle action publique, il faut être conscient que l’éradication à terme
d’une violence routière risque de modifier une économie générale du risque,
comme l’anti-tabagisme et l’hygiénisme provoquent des pathologies de
compensation. Ne doit-on pas se demander si la satisfaction de ces échanges
symboliques n’assure pas une régulation indirecte de la violence collective,
l’accroissement de la violence routière pouvant aller de pair avec une
régression des morts par terrorisme (Allemagne, Italie, Espagne) ou sur les
stades ? Les pays qui sont parvenus à diminuer les dangers de la
circulation automobile ne connaissent-ils pas des pics de violence dans d’autres
registres de comportement ? La Suède, qui a le plus fort taux de suicide
d’Europe, est le pays où les politiques de sécurité routière sont les plus
avancées[168].
Aux Etats-Unis, où la mortalité est faible en rapport au nombre de kilomètres
parcourus, la violence sociale est considérable.
Quelle est la marge de manœuvre de la sécurisation
de la conduite routière ? La tendance
viser un risque zéro est-elle vraiment sensée ? Rien n’oblige à
combattre l’imaginaire du risque et de la mort routière, qui procurent
finalement des bénéfices secondaires (aux constructeurs, aux assurances, à
l’Etat), mais si l’on en fait une fin, le seul moyen ne serait-il pas
orwellien ? Peut-on réellement y parvenir sans une dose de
totalitarisme ? Les sociétés qui ont réfréné et aseptisé la conduite à tout
prix ne sont-elles pas en partie totalitaires (USA, pays nordiques) bien que la
mort y ressurgisse sous d’autres formes ? La question ultime ne serait-elle
pas celle du choix entre liberté et totalitarisme, entre sécurité et risque de
mort, c’est-à-dire entre fatalité et
destin ?
(en collaboration avec M.
Nayaradou)
Altérité :
L’altérité s’oppose à l’identité. C’est-à-dire que
c’est tout ce qui est tout autre chose que le moi. L’altérité peut-être
radicale, c’est-à-dire s’il s’agit de quelque chose de tellement autre que cette
chose est indicible, non conceptualisable, qu’on ne sait rien d’elle, y compris
l’étendue de notre méconnaissance. La mort, c’est pour l’être humain l’altérité
radicale. Le principe d’altérité est important parce que c’est lui qui nous
fonde. En effet nous sommes toujours autre chose que nous-mêmes, notre identité
est un mythe, c’est le mythe de notre culture. Rien ne vient de nous tout vient
de l’Autre. C’est pour remettre en cause leur identité, c’est-à-dire ce à quoi
le système les condamne (à être eux-mêmes) que les motards redécouvrent
l’altérité en faisant circuler la mort. Ce qui fonde l’unité du groupe ce n’est
pas la compétition somptuaire de savoir qui aura la plus belle moto ; c’est
plutôt le défi généralisé de mettre sa vie en jeu, de refaire circuler
l’altérité. La fondation du groupe dans l’altérité étant son meilleur atout de
survie, le pouvoir unificateur de la confrontation collective avec la mort est
un fort facteur de cohésion.
Le concept d’anomie forgé par Durkheim est un des
plus importants de la théorie sociologique. Il caractérise la situation où se
trouvent les individus lorsque les règles sociales qui guident leurs conduites
et leurs aspirations perdent leur pouvoir, sont incompatibles entre elles ou
lorsque, sapées par les changements sociaux, elles doivent céder la place à
d’autres.
(Elle se caractérise par l’absence de frein aux
passions, par du dégoût ou de la déception face à des ambitions déçues. Les
jeunes criminels des classes populaires souffrent de ce mal sociologique qu’est
l’anomie : ils aspirent à rouler en voiture chère, etc. Ces aspirations
sont entretenues par la publicité, les médias, les valeurs dominantes de
réussite économique…pourtant la réalité sociologique, c’est qu’ils sont
condamnés par leur origine sociale à un statut de petit salarié, payé au SMIC.
Ce divorce entre des aspirations trop grandes par rapport à une réalité très
médiocre les pousse à satisfaire leurs aspirations de manière illégale. C’est
l’anomie qui les pousse au crime, ils préfèrent transgresser les normes sociales
(vols, parfois meurtre…) plutôt que renoncer à leurs aspirations irréalistes.
Deux solutions existent, le passage à l’acte, donc le crime, ou le
refoulement, qui se transforme en tristesse profonde. L’individu anomique n’est
pas forcément criminel. L’individu anomique est quelqu’un qui tout simplement
n’est pas où il est comme un poisson dans l’eau, quelqu’un qui ne maîtrise pas
les règles, qui n’a pas été suffisamment
bien dressé par le système social pour y adhérer. Dernier exemple :
les clochards sont des individus anomiques, ils n’obéissent plus aux règles de
la société. Ils ne se lavent plus, ils ne suivent pas les règles de l’hygiène,
car ils n’ont plus le désir de plaire aux autres, leurs aspirations ayant été
réduites à néant par un système de concurrence impitoyable, ils n’aspirent même
plus au minimum : ne pas puer. Si les chômeurs ont peur de l’inactivité, ce
n’est pas car ils aspirent à l’esclavage en tant que salarié, c’est tout
simplement car dans l’oisiveté on se dérègle vite : on se lève de plus en
plus tard, on mange à n’importe
quelle heure, ce qui devient vite un facteur de désocialisation, dans la mesure
ou ce mode de vie n’est plus compatible à une recherche active d’emploi.
L’absence de règles du clochard ou du chômeur se transforme vite en misère. Car
être réglé, régulé, c’est partager la vie du groupe ; être anomique c’est
en être exclu. Le pire pour un être social comme l’homme c’est l’exclusion du
groupe, et l’anomie c’est le premier pas vers
l’exclusion.)
La notion d’autonomie est reliée à celle de
champ.
Un champ
peut être dit autonome ou hétéronome. Cette hétéronomie ou cette autonomie est
toujours relative. Un champ
c’est un milieu social : le milieu des scientifiques, des commerçants, des
informaticiens, des assureurs, des motards. Chaque milieu social à des règles
spécifiques, des valeurs qui lui sont propres et qui ne se retrouvent pas dans
les autres milieux. Par exemple, dans le milieu des professeurs on valorise la
culture, le savoir, dans le milieu des sportifs, les prouesses, les records,
dans le milieu des affaires, le maximum de profit. Chaque milieu obéit à des
règles implicites que ses membres ont forgées durant son histoire. La
spécificité des règles d’un champ,
c’est ce qui garantit son autonomie relative par rapport au reste de la société.
Par exemple dans le milieu des écrivains, la règle du succès n’est pas donné par
le nombre de livres vendus, mais par le fait que le livre est reconnu par les
autres écrivains comme un bon livre. C’est ce qui fait par exemple considérer
Paul-Loup Sulitzer comme un écrivain médiocre par les autres écrivains, malgré
le fait qu’il vende énormément de livres. Ce n’est pas le succès économique et
commercial qui fait d’un écrivain un écrivain reconnu comme tel par ses pairs.
Ce n’est pas le goût du public (qui aime Sulitzer) qui fera de lui un grand
écrivain. Cela signifie que le champ
littéraire ne se laisse pas dicter ses règles, ses normes d’évaluation par des
valeurs extérieures à lui, entre autre des valeurs de réussite commerciale, il
est autonome car il a ses propres critères d’évaluation pour considérer un
écrivain comme un grand écrivain (entre autre l’originalité). Le
champ
des motards est-il autonome ? Il semble que son autonomie décroisse car il
se laisse imposer des normes qui viennent de milieux qui lui sont extérieurs
entre autre des normes imposées par
les constructeurs, les médias motards, la sécurité étatique...
C’est-à-dire toutes les instances normatives qui parlent au nom des motards,
soit disant pour leur bien, mais qui imposent leur logique propre (logique
économique et marketing pour les constructeurs, logique du culte de la nouveauté
et de la soumission aux constructeurs pour les médias et logique sécuritaire de
l’Etat) aux motards. Le champ
perd donc toute son autonomie. Tout comme par exemple le champ
littéraire qui lui aussi est de plus en plus soumis à la loi du marché. La perte
de l’autonomie d’un champ
c’est la perte de son originalité et de ce qui fait de la société un lieu de
diversité. L’hétéronomie du champ
motard c’est la transformation des motards, en consommateur soumis par les
constructeurs, et en bon petit mouton par la sécurité
routière.
Capital :
En sociologie, ce sont toutes les ressources (pas
seulement économiques) que l’on peut mobiliser pour acquérir de la
reconnaissance et du prestige. En sociologie on part du postulat que les
individus n’ont pas d’existence propre, ils n’existent que dans le regard des
autres. Or dans notre culture la relation aux autres est médiatisée par le fait
de vouloir détenir plus de prestige que son voisin, le fait d’être reconnu comme
étant plus important que lui : pour cela il faut disposer et accumuler le
plus de capital possible, ce qui sera un facteur essentiel d’acquisition du
prestige. Il existe plusieurs type de
capital :
Capital économique :
C’est le premier qui vient à l’esprit, et pourtant
il n’est pas le plus important du point de vue sociologique. Pour simplifier le
capital économique, c’est tout le patrimoine économique, la richesse qu’il peut
mobiliser pour se faire valoir. En gros c’est l’argent. Souvent le capital
économique se traduit par une consommation ostentatoire : des produits de
marque chers.
Capital culturel :
En gros c’est la culture, il peut être mesuré par
le niveau de diplôme, le fait de posséder des objets d’art, ou d’avoir des
connaissances d'autodidacte. Il ne s’agit pas seulement d’acquisition
scolaire : le capital culturel se mesure aussi par l’aisance que l’on a
dans son rapport à la culture, son vocabulaire plus ou moins châtié, sa
politesse. On peut être riche en capital économique et pauvre en capital
culturel (ignare) : par exemple les petits commerçants ou les nouveaux
riches, ou encore un exemple plus grossier : les américains.
Capital social :
Il s’agit tout d’abord du réseau d’amis, de
connaissances (d’amis d’amis…) dont on dispose. Mais l’essentiel n’est pas la quantité du réseau, mais plutôt sa
qualité. En effet un ouvrier dispose souvent de beaucoup d’amis, mais qui sont
ouvriers comme lui, ce qui ne permet pas de disposer d’un réseau puissant. Un
réseau puissant c’est un réseau capable de mobiliser des ressources rares au
service d’un de ses membres : passe-droit, proposition d’emplois,
opportunités, et divers privilèges comme par exemple la capacité à faire sauter
un P.V.. Donc un réseau puissant est un réseau constitué d’hommes d’influence.
Disposer d’un gros capital social c’est disposer d’un réseau constitué
d’individus socialement puissants et mobilisables rapidement.
Capital symbolique :
Rassemble les trois sortes de capital : il
s’agit d’acquérir du prestige en accumulant du capital symbolique sous trois
formes : économique, culturel et social. Ce n’est pas seulement l’addition
des trois formes de capital. En fait, le capital symbolique correspond
globalement au prestige, à l’honneur, à la réputation, à la respectabilité de
l’individu concerné.
Catégorie de pensée :
Façon de voir les choses. Lunette qui permet de
voir le monde sous un certain angle. Les catégories de pensée des professeurs ne
sont pas les mêmes que les catégories de pensée des hommes d’affaires. Ils ne
perçoivent pas du tout le monde de la même manière ; ils sont disposés (par
leur habitus)
à le voir différemment. Certaines catégories de pensée rendent certaines choses
pensables et d’autres impensables.
Champ :
Voir autonomie et professionnalisation.
Un champ c’est un milieu (milieux sportifs, des motards, des médecins…), un
sous-secteur de la société, régi en partie par ses propres règles, en partie par
les règles de la société qui l’entoure. Le champ des motards, il faut en fait le
voir comme un champ d'énergies apportées par tous ceux qui ont un rapport avec
la moto : le champ, c'est tous les utilisateurs de motos et leur contribution à
l'univers de la moto. Si on veut le définir de manière stricte, on peut dire par
exemple tous ceux qui ont le permis A, mais ça pourrait être aussi ceux qui
possèdent une moto, etc. Dans le langage courant, on pourrait dire le "milieu"
de la moto. Le champ est un concept de sociologie qui se rapporte au champ de
forces (de la physique). On emploie le mot champ pour signifier que, au sein des
différents univers sociaux, en l'occurrence celui des utilisateurs de moto, il y
a des luttes de pouvoir (comme dans un champ de forces gravitationnel avec
plusieurs champs de gravitation en "concurrence"). En général, il y a les
dominants
d’un champ qui sont en concurrence avec les nouveaux entrants (dominés) dans le
champ.
Classe :
Il s’agit de distinguer les individus selon leur
origine de classe. Les classes sociales sont une réalité sociologique
essentielle qui n’est pas souvent perçue comme telle par les agents. Ce qui est
dit vulgaire, pas terrible, dégoûtant, mal fréquenté est souvent une référence
implicite à l’origine populaire ou dominée de l’objet ou du comportement. Ce qui
est dit bon, correct, excellent, parfait est souvent une référence à l’origine
bourgeoise ou dominante de l’objet et du comportement. Ici nous ne distinguons
que d’une façon grossière une classe dominante et une classe dominée. L’analyse
en termes de classe se doit évidemment d’être plus fine, même si la distinction
vulgaire/raffiné montre à quel point la notion de classe peut-être productive
dans ses aspects les plus simples.
Elément essentiel de l’organisation sociale. De
nombreux comportements ont pour origine une volonté de se distinguer de la
masse,
du vulgaire, du commun. Les dominants en particulier ont une forte volonté de
distinction par opposition aux dominés. La distinction est souvent ce qui permet
de donner sens à la vie de certaines personnes : car si exister, c’est être
perçu, alors la distinction est la meilleure façon d’être aperçu.
Dominants :
Les dominants, comme leur nom l’indique, dominent
le champ dans lequel ils sont. Ils sont admirés par les dominés du champ. Par
exemple, Bill Gates, dominant du monde des affaires et du champ informatique est
admiré par tous les petits informaticiens et par tous les petits capitalistes
qui souhaitent devenir l’homme le plus riche du monde. Au niveau macrosocial
(plus seulement au niveau des différents champs) les dominants sont ceux qui
disposent de beaucoup des différentes sortes de capitaux : ils sont riches
en capitaux et pas seulement en argent. Mais certains peuvent être plus riches
en certaines sortes de capitaux qu’en d’autres : les grands patrons sont
plus riches en capital économique qu’en capital culturel, les professeurs
d’université c’est le contraire. Les professions libérales (médecins, avocats…)
sont aussi riches en capital culturel qu’en capital économique. Mais ce qui caractérise les dominants,
c’est qu’ils possèdent de façon beaucoup plus abondante toutes sortes de
richesses sociales (donc pas seulement de l’argent, mais aussi de la culture,
des relations…) alors que les dominés en sont beaucoup plus démunis. Les
dominants sont admirés par les dominés qui veulent leur ressembler, c’est
particulièrement frappant avec les stars adulées par leurs fans qui les imitent.
Dans le champ de la moto, un type de dominants sont les motards qui vivent de la
compétition. Ils disposent de toutes les richesses dont peuvent rêver des
motards : motos les plus récentes, possibilité illimitée d’accès aux
circuits, admiré de tous, gagnant sa vie de la moto…
On peut dessiner plusieurs sortes de pôles de
domination dans le champ, comme la presse moto, voire la Sécurité routière, ou
encore les pilotes de course, qui imposent des normes à l'ensemble du champ, du
milieu, mais de l'extérieur. Pour reprendre des exemples concrets, si Valentino
Rossi adopte telle décoration sur sa moto, on va voir des replicas sur les
routes avec la même peinture (je renvoie à la CBR 600 FS Rossi replica, en test
sur Moto et Motards n°46 p. 46, moto "très spéciale qui ferait envie à Valentino
Rossi en personne", d’ailleurs n°46 lui aussi). Ainsi, Valentino Rossi (et les
entreprises qui sont derrière lui) a le pouvoir d'influencer les goûts des
acheteurs de manière considérable, et jusqu’à la mise en page des journaux de
moto. Il accumule dans le champ un pouvoir concret, il est donc en position de
dominant. Pourtant, ce n'est pas forcément un "vrai" motard puisque la plupart
des pilotes ne roulent pas sur la route. Dans certaine tradition sociologique,
on considère que les motards n'ont pas à se laisser imposer des normes par des
gens qui ne sont pas eux-mêmes motards. Dans cette optique, il y a donc une
domination, un arbitraire, un déséquilibre de pouvoir, qui porte les motards à
reconnaître, voire à aduler, quelqu'un qui n'est pas vraiment des leurs ou qui
est à la limite du champ comme les pilotes de
course.
Dans notre définition du capital, nous avions dit
que le but de l’homme était le fait d’accumuler des honneurs et du prestige, les
rapports entre les hommes se résumant à des rapports de concurrence. Dans
l’échange symbolique il n’y a pas de monopolisation par une classe dominante, ou
par un individu, du prestige à son
profit. Il y a plutôt circulation du prestige qui passe de l’un à l’autre. Dans
l’échange symbolique chacun existe dans le regard de l’autre mais pour autre
chose que pour le dominer. La reconnaissance mutuelle, par laquelle chacun se
reconnaît dans un autre qu’il reconnaît comme un autre lui-même et qui le
reconnaît aussi comme tel, peut donner aux motards le pouvoir de rivaliser
victorieusement avec toutes les consécrations que l’on demande d’ordinaire aux
institutions et aux rites de la société bourgeoise.
Habitus :
L’habitus c’est tout simplement la disposition, la
tendance, la propension. Par exemple, vous vous promenez en ville, vous voyez un
musée, tout le monde n’a pas la même probabilité d’entrée dans ce musée. Pour
certaines personnes cette probabilité est quasi-nulle. Ces gens n’ont aucune
prédisposition à entrer dans un musée. Passé ce cap, parmi ceux qui y sont
entrés, certains n’ont aucune prédisposition pour s’y plaire… Certains enfants
ont des dispositions pour réussir à l’école, il n’y a aucun don là-dedans, il
s’agit simplement du fait que leur habitus est conforme à ce que demande le
système scolaire : une certaine docilité, une certaine bonne volonté. Les
enfants qui s’intéressent à l’école sont ceux qui sont disposés à s’y
intéresser. La propension à faire ou à ne pas faire quelque chose est déterminée
par l’histoire de l’individu, son origine sociale, et notamment son
environnement familial.
L’habitus désigne en fait à la fois l’ensemble des
habitudes de vie acquises par l’individu au cours de son histoire et la manière
dont ces habitudes vont le pousser à agir dans le futur.
Façon de tenir son corps, de se comporter,
d’enchaîner ses gestes. L’hexis bourgeoise impose une manière droite de tenir
son corps. L’hexis populaire est plus relâchée, moins
tendue.
On peut prendre comme synonyme de ce terme
l’archétype : le type parfait, le type idéal. Généralement cet idéal-type
n’existe pas dans la réalité. C’est une construction théorique du sociologue qui
lui permet de mieux comprendre la réalité. Par exemple le sociologue construit
un idéal-type du motard en fonction des traits les plus significatifs de ce que
c’est que d’être un motard. Il pourra alors comparer cette construction
théorique à la réalité des motards pour voir à quel point certains motards se
rapprochent de cet idéal-type et d’autres s’en éloignent. Cette construction
théorique permettra au sociologue de catégoriser les motards et d’approfondir en
rendant plus fines ses catégories d’analyse.
En fait, cela doit permettre d’arriver au cœur du
champ des motards, c'est-à-dire de réussir à cerner et à faire le portrait le
plus typique possible du motard, et à définir ce qu'il a de plus spécial par
rapport à quelqu'un d'autre, ce qui fait sa spécificité. C'est en même temps
rechercher des traits plus ou moins communs à tous les motards. En fait, le cœur
du champ, c'est ce qui fonctionne, dans la société des motards, de la manière la
plus autonome. Par exemple, faire un signe en V quand on se croise sur la route,
c'est une pratique typique des motards, qui de plus ne concerne qu'eux, les
distingue de la masse
(des automobilistes...). On est donc au cœur du champ. De la même manière,
rouler à 200 km/h quand entre les voitures sur l'autoroute, c'est une pratique
typique des motards : on est encore une fois au coeur des pratiques du champ. Le
motard idéal-typique, c'est le personnage théorique qui concentre toutes ces
spécificités.
Professionnalisation (du champ) :
C’est le fait que les membres du champ mettent des
barrières à l’entrée de plus en plus élevées pour accepter de nouveaux entrants.
Le diplôme, dans le champ scientifique, est considéré comme une barrière à
l’entrée qui permet de faire une sélection à l’entrée du champ pour s’assurer de
l’autonomie du champ. Seuls peuvent y entrer les gens qui en acceptent les
règles, c’est pour ça qu’une barrière à l’entrée est nécessaire, et pour éviter
que les nouveaux entrants y importent des règles hétéronomes, étrangères au
champ. Dans le champ scientifique, la thèse de doctorat est un signe de
professionnalisation, elle est le signe qu’il faut se concentrer à plein temps
dans cette activité, pour devenir réellement compétent, pour jouer le jeu
conformément aux règles du champ. Un des facteurs de professionnalisation du
champ motard est bien sûr constitué par l’obligation du permis de conduire
spécifique, le permis A.
Forme sociale qui se caractérise par l’isolement
des individus qui sont paradoxalement convaincus de leur singularité et de leur
individualité alors que leurs modes de vie se ressemblent de plus en plus.
Seules des différences marginales les différencient : le fait d’avoir des
vêtements de couleurs différentes ou une voiture de forme différente alors que
les aspirations à la réussite sociale sont fondamentalement les
mêmes.
La trajectoire sociale c’est le chemin social que
suit un individu de sa naissance à sa mort. Il peut y avoir des trajectoires
ascendantes : né dans un milieu populaire il devient un homme d’affaire
riche et célèbre (Bernard Tapie) ; descendante, fils de famille
aristocrate, il est éboueur à la ville de Paris (les journaux parlent très peu
des trajectoires descendantes alors qu’elles sont aussi nombreuses que les
trajectoires ascendantes…). Il peut enfin y avoir des trajectoires
stables : fils de petit commerçant, petit commerçant tu seras). Mais il
faut faire attention, car une trajectoire stable peut cacher une trajectoire
descendante : par exemple un fils d’instituteur qui devient instituteur
aujourd’hui est en fait en trajectoire descendante car c’est beaucoup moins
prestigieux d’être instituteur aujourd’hui qu’il y a 30 ans. Pour être en
trajectoire stable il devrait être au moins professeur de collège. On voit donc
que la trajectoire est déterminée par la trajectoire globale de l’ensemble des
individus et par la hiérarchie relative des différents corps de métiers, qui est
mouvante.
Ce qui est conforme à sa fonction. Cette fonction
peut être totalement anti-utilitaire au sens de l’utilité pratique. Une voiture
est utile pour aller rapidement d’un point à un autre…mais elle surtout utile
pour montrer son statut social dès qu’il s’agit de sa
forme.
Les rapports de domination ne passent plus par la
violence physique, mais par la violence des signes. Le riche (en toutes sortes
de capitaux) montre sa richesse par des signes visibles, et ce faisant il impose
à toute la société ses principes de goût. La violence symbolique c’est la
reconnaissance par le pauvre des normes du riche comme étant des normes
légitimes, alors qu’il est la première victime de ces normes discriminatoires.
La violence symbolique c’est par exemple celui qui est nul en orthographe qui
reconnaît la légitimité de l’orthographe. C’est la fille un peu grosse et un peu
moche qui admire la beauté des mannequins en se reconnaissant par là-même moche.
C’est l’homme ignorant qui va admirer l’intellectuel pour sa culture. C’est le
pauvre qui va admirer Bill Gates. Dans la violence symbolique les relations de
domination passent par des relations d’admiration. Les dominés au lieu de lutter
contre les normes qui leur sont imposées et qui sont des normes qui font qu’ils
sont dominés et exclus, adhèrent à ces normes. Dans la violence symbolique, le
dominé est complice de la domination qu’il subit. La violence symbolique est le
germe de la haine de soi, qui s’assortit de signes visibles comme les complexes
(timidité, etc.), ou, à la limite, de comportements
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[1] Situées dans les professions
supérieures.
[2] Et en particulier de la Fédération Française des
Motards en Colère, la plus importante.
[3] Becker, Howard S. Outsiders. 1985
[4] Von Bohm-Bawerk, Eugène, Capital and Interest, 1884.
[5] La vitesse moyenne de circulation dans
Paris est à peu près stabilisée, depuis un siècle, à 18
km/h.
[6] Cette typologisation sera faite à l’aide
d’une enquête de la SOFRES datant de juin 2002 et commandée par la Direction de
la Circulation et de la Sécurité Routière (DSCR) rattachée au ministère des
transports.
[7] Voir la définition que Bourdieu donne du
capital symbolique dans « La production de la croyance. Contribution à une
économie des biens symboliques ». ARSS, n°13,
1977.
[8] Nisbet, La tradition sociologique,
PUF, 1984.
[9] En particulier chez Tocqueville d’après Nisbet,
ibid.
[10] Tocqueville, De la démocratie en
Amérique, GF, II- 253.
[11] Riesman, La foule
solitaire.
[12] Baudrillard, La société de
consommation, Casterman, 1970.
[13] Tocqueville, ibid, II,
181
[14] Même si cette pratique peut être vue
comme un simulacre de rébellion, un élément de différenciation fictive comme la
rap ou le hard rock, par exemple.
[15] Dumezil, Georges, Mythe et épopée,
1968-1973.
[16] Aujourd’hui, cinéma, boîte de nuit,
café.
[17] Veblen, ibid., p. 59.
[18] Si on mesurait le prestige au risque
pris, on trouverait que le motard maximise effectivement son capital symbolique.
[19] Evidemment, tous les motards n’utilisent
pas leur machine de manière ostentatoire ni même ne possèdent des machines
ostentatoires. Mais ce que l’on peut dire assurément, c’est que l’usage même
d’une moto, aussi timide soit-il, et aussi peu ostentatoire soit-il, peut-être
considéré sociologiquement comme une marque de
singularité.
[20] Martineau, F., Nous les
motards, Rabelais, 1973, p. 184.
[21] Cette haute opinion qu’a de lui le motard
s’illustre par les provocations (accélérations brutales, etc.) coutumières à
l’encontre des voitures prestigieuses, qui, elles, restent bloquées dans les
embouteillages. On note que le motard peut être d’une catégorie sociale basse,
et qu’il peut ainsi prendre une revanche sociale sur les classes
aisées.
[22] Bessaguet, Jean-Pierre, Analyse
psychosociale du phénomène motocycliste, 1977, Thèse de doctorat de
sociologie la connaissance et des idéologies, Université Paris
VII.
[23] Ce qui est un comportement de masse
puisque tout le monde dans une masse se considère comme différent des membres de
la masse. C’est la caractéristique de la société de masse : Elias-Canneti,
Masse et Puissance, Gallimard, 1970.
[24] Veblen, ibid.
[25] Bessaguet, Jean-Pierre. Analyse
psychosociale du phénomène motocycliste. 1977. Thèse de doctorat de
sociologie la connaissance et des idéologies. Université Paris
VII.
[26] Ibid.
[27] Ibid.
[28] Ibid. Annexes.
[29] La domination symbolique des pilotes
professionnels se manifeste particulièrement dans les budgets consacrés par les
constructeurs à la victoire des compétitions internationales. Il s’agit, pour
les constructeurs, non seulement de vendre plus de motos de course, mais aussi,
par effet de ricocher, de vendre toute leur gamme de motos, sur lesquelles
rejaillit le prestige des victoires. Les « consomotards » sont
sensibles (l’élasticité de leur demande est faible au prix) à la victoire d’un
constructeur. Une victoire en Grand Prix se traduit automatiquement par des
augmentations de part de marché .
[30] Même si la réprobation du groupe se fait
souvent sur le mode ludique, elle n’en reste pas moins très efficace et très
contraignante. La contrainte sociale s’exprime dans les bandes de motards par un
persiflage amical qui vise à favoriser le conformisme du comportement de chacun
des motards du groupe. Le pouvoir intégrateur et réprobateur de ce persiflage
est aussi efficace que celui du rire dans la société globale. Voir Bergson,
Le rire, PUF Quadrige.
[31] Veblen, ibid., p. 107.
[32] Veblen, ibid, p. 51.
[33] Et ceci dans le meilleur des cas dans la
mesure où la plupart du temps, les motards possédant les motos les plus chères
et les plus performantes évitent de les utiliser à leur maximum pour ne pas
risquer la chute et de les abîmer. Leur moto a donc pour fonction principale
d’apporter du prestige à son propriétaire et donc d’être chère. Dans les
rassemblements de motards lors des Grand Prix de vitesse, les possesseurs des
motos les plus rapides et les plus chères, complètement inutilisables sur le
réseau routier, accumulent du capital symbolique en martyrisant la mécanique des
moteurs afin de produire le plus de bruit d’échappement possible. Ces
manifestations sonores provoquent des rassemblements ébahis autour des machines.
Le but est purement ostentatoire et aucunement utilitaire.
[34] Veblen, ibid., p. 102.
[35] Bourdieu, P., La Distinction,
1979, Editions de Minuit, p. 241.
[36] Duret, Pascal, Les usages sociaux de
la moto, 1986, Thèse de doctorat en sociologie, Université Paris
VIII.
[37] Lagrée, Michel, « Dieu et
l’automobile », in Cahiers de médiologie, n°12, 2001,
Gallimard.
[38] Bertho-Lavenir C., « La découverte
des interstices », in Cahiers de Médiologie, n°12, 2001, Gallimard.
[39] Renaud, Amoureux de Paname, 1975,
Virgin.
[40] Voir Norbert Elias, La civilisation
des mœurs, Calman Levy, 1973.
[41] Barthes, R., Mythologies,
« La nouvelle Citroën », 1957, Editions du
Seuil.
[42] Ibid.
[43] Ibid.
[44] On se réfère tacitement, quant à la
dialectique de la civilisation, à la vision qu’en développe Norbert Elias dans
La dynamique de l’Occident.
[45] Baudrillard, J., L’échange symbolique
et la mort, p. 271, Gallimard, 1976.
[46] Duret, P., Ibid.
[47] Ibid.
[48] Voir Becker, H.S., Outsiders, 1985.
[49] Duret P., Ibid.
[50] Ibid.
[51] Bessaguet, Ibid.
[52] Ibid.
[53] Ibid.
[54] Renaud, Place de ma mob,
1980.
[55] Moto-Magazine « Le pavé dans la
mare » est édité par les Editions de la FFMC. Créé en 1985, il s’impose
assez vite comme le magazine de moto au plus fort tirage en France, notamment
grâce aux abonnements promotionnels qui sont proposés aux sociétaires de la
Mutuelle des Motards.
[56] « Malgré les années qui passent, les
progrès accomplis, on s’étonne de constater, guidon en mains, que la toute
première CBR soutienne aussi gaillardement la comparaison avec sa lointaine
descendante ». Toute la Moto n°21, « Honda CBR 900 1993/2000. 7 ans de
bonheur », avril 2001, p. 58.
[57] Depuis 1998, la barre des 300 km/h chrono
a été franchie. La Suzuki GSX-R 1300 Hayabusa, qui développe 174 chevaux pour un
poids inférieur à 250 kg, offre un aérodynamisme spécialement étudié, qui lui
permet de développer un potentiel d’accélération et de vitesse sans commune
mesure avec les voitures sportives du marché, même dix fois plus chères. Cette
Suzuki dernier cri est vendue 13274 Euros, soit moins de 100.000
Francs.
[58] Le rupteur est le limiteur de
tours/minute, qui coupe l’allumage du moteur une fois qu’il atteint une certaine
vitesse de rotation pour éviter la surchauffe et la casse. Sur les motos
sportives les plus pointues, il est fixé à 15.000 tours/minutes, régime très
élevé qui laisse supposer une faible endurance des moteurs (rarement plus de
100.000 km).
[59] Bourdieu, P., La Distinction, p. 127,
Editions de Minuit, 1979.
[60] La télévision, à notre avis, ne saurait
souffrir d’autre critique que celle qui porte à la considérer en tant que
médium.
[61] Pour une définition du concept de
transsubjectivité, voir Boudon, R., Le juste et le vrai, et en
particulier pp. 67 et 79.
[62] Courrier de Moto-Journal,
1976.
[63] Résultats de l’enquête motards au Mondial du Deux
Roues 1999 mené par la Prévention Routière.
[64] Qui reprend souvent les oppositions
dominantes, inculquées par le système scolaire.
[65] Bourdieu, P., Langage et pouvoir
symbolique, « Vous avez dit « populaire » ? », p. 139,
2001, Fayard.
[66] Duret, P. ibid.
[67] Enquête sur les licenciés sportifs de la
Fédération Française de Motocyclisme, 1977.
[68] Bessaguet, J.P.,
ibid.
[69] Renaud, Renaud à Bobillot,
« La teigne », 1980.
[70] L’appartenance aux classes populaires se
double d’une propension à la préférence pour le présent, qui porte à oublier que
l’école procure de « vrais » profits, mais différés à l’entrée dans la
vie active.
[71] Déplacé, décalé
seulement.
[72] Les jeunes « durs » issus de
familles immigrées représentent sans doute une limite en ce qu’ils poussent
parfois jusqu’au refus total de la société « française », symbolisée
par l’école et aussi par le racisme, la révolte des adolescents issus des
familles les plus démunies économiquement et culturellement. Cette révolte
trouve souvent son principe dans les difficultés, les déceptions et les échecs
scolaires. Voir Bourdieu, P., ibid.
[73] Dans le cas des motards, tous ceux qui
commettent quotidiennement des grands excès de vitesse, désormais soumis à la
répression pénale depuis la loi Gayssot de 1997 (en tout 70% des motos circulant
sur le réseau routier français dépassent les limitations de
vitesse).
[74] Il s’agit en ce qui nous concerne des
authentiques aristocrates du champ, qui accèdent à la pratique de la moto sur
circuit.
[75] L’ « équipée sauvage »
représente sans doute le cas limite de l’échange motard porté à sa tension
maximale : c’est une course illégale complètement libre, de plusieurs
centaines de kilomètres parfois, qui exige des motards participants qu’ils
rallient deux points de la carte le plus vite possible et ce par tous les
moyens.
[76] Bessaguet,
ibid.
[77] En fait, pour les motards, la force
physique est surtout sollicitée lors des manœuvres à l’arrêt, sans le moteur, la
difficulté résidant dans le fait de maintenir l’équilibre précaire de quelques
centaines de kilos (entre 150 et 300 kg) et deux-roues que comptent les motos.
Une grande partie des chutes de moto à lieu lors de ces manœuvres (mauvais
béquillage, etc.).
[78] Bourdieu, P., La Distinction, p.
234, Editions de Minuit.
[79] En l’occurrence, la frontière juridique
de l’obtention du permis de conduire.
[80] La proportion de femmes parmi les
possesseurs de motos est de 10,5 % (d’après enquête SOFRES sur les motards,
juillet 2000).
[81] Bourdieu, P., ibid, p.
120.
[82] Instinct formé par les conditions de vie
et l’assignation à la reproduction sexuelle.
[83] C’est-à-dire franchir un virage à une
vitesse telle qu’on doit se forcer à ignorer la sensation de vertige donnée par
la potentialité de la chute, du dérapage. L’idée est d’arriver à ignorer la peur
qui est l’émotion motrice en pareil cas. Etant donné le risque, il s’agit à la
limite, métaphoriquement, de sauter dans le vide pour se prémunir du vertige. Il
faudrait faire une typologie des signes de mort comme constitutifs de
l’esthétique du motard.
[84] Moments d’abandon qui surviennent en
particulier lors des chutes, et des chocs émotionnels concomitants, qui
éprouvent toujours durement le conducteur ou au moins sa machine, et qui sont
toujours l’occasion de dépasser pour une fois les limites habituelles de la
dureté et de la retenue affectives.
[85] Réalisé par la méthode des quotas les 24
et 25 septembre 1999 par téléphone auprès d’un échantillon de 1002
personnes, « représentatif de la population française âgée de 18 ans et
plus », sondage commandé par l’hebdomadaire Moto-Journal à l’institut Louis
Harris.
[86] Courrier Moto-Journal
n°237
[87] Ibid.
[88] On trouve une illustration parfaite de ce
principe dans le fait, présenté de la manière la plus innocente, que la méthodologie d’enquête d’une
thèse sur les motards (et par un motard) accorde aux passagères le même statut
formel qu’aux motards. Ce faisant, la statistique se retrouve biaisée, puisque
l’enquête détecte 11,7% de motardes dans le groupe, ce qui est largement
sur-représentatif par rapport aux détentrices de motocyclettes parmi la
population (20 ans après, il est de 10,5%). « En ce qui concerne les
filles, ce pourcentage englobe les « passagères » et les
« pilotes » : les unes comme les autres sont considérées comme
des motardes, lorsqu’elles pratiquent dans « l’esprit
motard » », esprit androcentrique par excellence.
Bessaguet, J.-P., Annexe 1, ibid.
[89] Il faut ajouter que le poids d’une
passagère grève quelque peu la maniabilité et la puissance d’une
moto.
[90] La domination masculine doit beaucoup au
fait que les dominés appliquent aux dominants des schèmes de pensée engendrés
dans la relation même de domination. Voir ibid.
[91] Ibid.
[92] Si l’on veut déchiffrer l’objet moto à
travers une phénoménologie psychanalytique, on trouvera facilement que le
réservoir/testicules, est rempli d’essence/sperme, à fin
d’éjaculation/échappement, que les battements des pistons dans le moteur sont
autant de pénétrations rythmées, dosées par des rotations de la poignée de gaz
évoquant la masturbation masculine. En plus d’être un objet phallique, la moto
rejoint l’objet femme : l’entrejambe du pilote est en appui sur le
réservoir, aux formes arrondies et galbées. On se tient en avant, sur les
poignées, afin de maintenir le cap, comme on tiendrait une femme étreinte,
enserrée de surcroît entre les jambes. Les motos savent se faire apprécier pour
les bruits/cris qu’émettent les moteurs « en pleines douleurs ». Elles
fument/suent de leur effort. L’association avec la femme rejoint celle,
pressentie par Freud, avec l’automobile : « la voiture serait une
vulve, une concavité femelle, douce et accueillante comme une épouse, svelte et
captivante comme une maîtresse, bouleversante de virginité quand on vous la
livre toute neuve, et plus tard, émouvante malgré ses rayures, encore
séduisante, quoiqu’il serait peut-être temps d’en changer. C’est allongé, ferme,
plein de courbes, caressant, spectaculaire, obéissant, fidèle, virant,
pénétrable, doux et chaud à l’intérieur » (De Biasi, Pierre-Marc,
« Les nouveaux transports amoureux », in Cahiers de Médiologie n°12).
Enfin, autos comme motos sont des engins de vitesse, notion que l’on peut
associer à la performance sexuelle.
[93] Rêve rapporté par un
motard pratiquant la vitesse en compétition, in Duret, P., ibid, Annexe
S.
[94] Le taux de célibataires relevé pour un
échantillon de 361 agents est de 83,3%, in Bessaguet, J.-P.,
ibid.
[95] Bessaguet, J.-P.,
ibid.
[96] Bourdieu, P.,
ibid.
[97] Au sujet des motards de vitesse, cf.
Duret, P., ibid.
[98] Barthes, Roland. « Le bifteck et les
frites », in Mythologies, p. 78.
[99] Bessaguet, J-P., ibid. Ou encore :
« Elle me console, tu vois, je suis pas très
balaise ! ».
[100] Rêve rapporté par un motard pratiquant la
vitesse en compétition, in Duret, P., ibid, Annexe
S.
[101] Bessaguet,
ibid.
[102] Pour une majorité relative
d’utilisateurs, c’est, d’après les déclarations, la moitié de la paye qui passe
dans l’investissement motard en général, ce qui inclut donc l’achat de la moto,
l’équipement, l’entretien et l’assurance. Bessaguet,
ibid.
[103] Houellebecq, Michel, L’extension du
domaine de la lutte, Editions J’ai Lu, 1994.
[104] Bourdieu, P., Etudes Rurales N°5-6,
« Célibat et condition paysanne », 1962.
[105] Si les femmes sont les premières victimes
des discours dominants – il suffit d’ouvrir un magazine féminin pour s’en
convaincre – c’est sans doute le résultat même de leur domination, qui les
anomise dans la mesure où elle empêche la solidarité de genre de s’exercer, du
fait notamment que les femmes sont traditionnellement cantonnées à la sphère
privée.
[106] « A signaler une rupture de pratique
après 25 ans : les causes essentielles nous sont apparues dans le mariage
et les enfants », in Bessaguet, Annexe 2, ibid.
[107] 92,4 % des motards répondent oui à la
question : « la moto lui amène-t-elle des copains ? ». Il
s’ensuit que l’éloignement des femmes, en termes de capital social, de
relations, est compensé par le plus de copains. De ce fait, on peut considérer
qu’il n’y a pas plutôt un accroissement du capital symbolique, toute choses
égales par ailleurs.
[108] Les blousons de moto présentent la
plupart du temps des épaulettes de protection en kevlar, qui augmentent
visiblement la carrure, des coques de protection dorsales, qui ajoutent à la
corpulence, et, enfin, des protections aux avant-bras qui les grossissent. En
hiver, une doublure vient prendre place sous le blouson et, étant donné les
contraintes climatiques, le tout prend une épaisseur conséquente, tout en
restant près du corps, moulant.
[109] Expérience relatée par une passagère qui
découvre par la suite que ce qu’elle sentait si ferme contre sa poitrine était
en fait une carapace dorsale articulée, destinée techniquement à protéger le
motard lors d’éventuelles chutes.
[110] Rêve rapporté par un motard pratiquant la
vitesse en compétition, in Duret, P., ibid, Annexe
S.
[111] Qui réveillent parfois des dizaines de
milliers de personnes en pleine nuit, du fait d’une seule
motocyclette !
[112] « Quatorze Avril
77
Dans la
banlieue où qui fait nuit
La petite
route est déserte
Gérard
Lambert rentre chez lui
Dans le
lointain les mobylettes poussent des cris...
Ca y' est
j'ai planté le décor
Créé l'
climat de ma chanson
Ca sent la
peur ça pue la mort
j'aime bien
c' t' ambiance pas vous? ah bon...
Gérard
Lambert roule très vite
Le vent
s'engouffre dans son blouson
Dans le
lointain les bourgeois dorment comme des cons », mais pas pour très
longtemps, vu le niveau sonore des motos sportives qui écument les routes à
toutes heures du jour ou de la nuit. L’extrait est de Renaud, Marche à
l’ombre, « Les aventures de Gérard Lambert », Virgin,
1977.
[113] Voir Norbert Elias, La civilisation des mœurs, qui montre
lui aussi la corrélation entre développement du commerce, développement de
l’état, développement de l’hygiène et diminution de la
violence.
[114] Simmel, Sociologie, Etude sur les formes de socialisation,
PUF, 1999.
[115] Ibid, p. 301.
[116] Ibid, p. 302.
[117] Ibid.
[118] Voir Simmel, Sociologie de
l’amour.
[119] Simmel, Sociologie, Etude sur les formes de socialisation,
PUF, 1999, p. 301.
[120] Sondage Louis Harris auprès de la population
française sur l’image des motards, 25 septembre
1999.
[121] Nisbet, Robert, La tradition sociologique, PUF,
« Le sacré », 1984.
[122] Bessaguet, ibid. Il semble aujourd’hui
que la mécréance parmi les motards soit plus importante encore, la statistique
en question datant de 1977.
[123] Rêve rapporté par un motard pratiquant la
vitesse en compétition, in Duret, P., ibid, Annexe
S.
[124] Durkheim, Les formes élémentaires de la vie
religieuse, PUF Quadrige, 1912.
[125] Ibid, p. 201.
[126] Bessaguet, Ibid.
[127] Ibid.
[128] Ibid.
[129] Durkheim, ibid, p. 60.
[130] Bessaguet, ibid.
[131] Martineau, ibid., p. 13.
[132] Bessaguet, ibid.
[133] Durkheim, ibid., p. 497.
[134] Durkheim, ibid., p. 428 et
465.
[135] Bessaguet,
ibid.
[136] Claude Filou, Rapport final Convention
MACIF/INRETS, Institut National de Recherche sur les Transports et leur
Sécurité, Constitution d’un fichier des principales caractéristiques des
motocycles et mise en relation avec les données d’accident,
1996.
[137] En l'an 2000, 5006 passagers de voitures
sont morts dans un accident et 14 522 ont été blessés. Dans le même temps, 886
motards ont été tués et 4000 gravement blessés. Le nombre de voitures était
alors de plus de 28 millions alors que le nombre de motos était de 1,188
million. Selon ces chiffres, le risque serait donc quatre fois plus important en
moto. Mais comme une moto ne parcourt en moyenne que 5 250 km par an contre 14
000 pour une voiture, la proportion de risque s’élève à
onze.
[138] Entendue comme dénégation de ce qui nie
la mort, comme interdiction du défi à la mort.
[139] Freud, Essai de psychanalyse.
« Au-delà du principe de plaisir ».
[140] Pour nous, il s’agira de repérer ce qui
favorise ce principe au sein de la micro-société des
motards.
[141] Baudrillard, La transparence du
mal.
[142] Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique du
signe, « De l’accomplissement du désir dans la valeur d’usage »,
Gallimard, 1972.
[143] On pourrait presque parler de suicide
altruiste négatif si l’accident fatal survient lorsque le motard roule en bande.
Alors en effet, c’est en cherchant
à satisfaire les exigences de performance et de dépassement du groupe, que le
motard va « aller à la faute », comme on dit, c’est-à-dire à la faute
de conduite, qui aura permis d’éviter la faute à la règle du jeu symbolique, qui
veut que l’on mette sa vie en jeu.
[144] Bessaguet, ibid.
[145] Ibid.
[146] Les motards ont tendance à prendre de
plus en plus de risques calculés au fur et à mesure qu’ils refont les mêmes
trajets. L’objectif est toujours de retarder son freinage au maximum, d’inscrire
la moto sur la trajectoire la plus serrée. Ils cherchent le
vertige.
[147] Bessaguet, ibid.
[148] Ibid.
[149] Weber, Max, Le savant et le Politique,
1919.
[150] Libération, 20 juin
1986.
[151] L’expression est de Jean Baudrillard,
dans « Jeux », Cahiers de Médiologie n°12, Gallimard,
2001.
[152] Système automatique de correction de
trajectoire des automobiles.
[153] Caillois, R., Les jeux et les hommes, Gallimard,
1948.
[154] Coluche, 1984, cité par Duret. P., ibid.
[155] Ibid.
[156] Madame Figaro, avril
2002.
[157] Baudrillard, Jean, L’échange symbolique et la mort, p.
270, 1976, Gallimard.
[158] Ibid, P. 272.
[159] 38% des motards étaient pour le port du
casque obligatoire, 34% pour l’allumage des codes en plein jour, et 28% pour les
vêtements réfléchissants. Source : Moto-revue cité dans Bessaguet,
ibid.
[160] D’après un sondage réalisé par la méthode
des quotas les 24 et 25 septembre 1999 par téléphone auprès d’un échantillon
de 1002 personnes, « représentatif de la population française âgée de
18 ans et plus », commandé par l’hebdomadaire Moto-Journal à l’institut
Louis Harris.
[161] Caillois, R., ibid, p.
45.
[162] Friedmann, G., La puissance et la
sagesse, p. 73, Gallimard, 1971.
[163] Le Breton, D., Passions du risque,
Métailié, 2000.
[164] Ibid.
[165] Becker, Howard S. Outsiders. 1985.
[166] Réalisé par la méthode des quotas les 24 et 25
septembre 1999 par téléphone auprès d’un échantillon de 1002 personnes,
« représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus »,
sondage commandé par l’hebdomadaire Moto-Journal à l’institut Louis
Harris.
[167] Le circuit
Carole en région parisienne,
par exemple, est une structure créée spécifiquement pour les deux-roues à
moteur. Les motards adeptes de vitesse ont ainsi la possibilité de s’exprimer
ailleurs que sur la route, dans des conditions adaptées. Tout y est pensé, y
compris la chute ; des revêtements adéquats : de larges espaces de
dégagement en terre, des bacs à sable permettant tous les excès sans trop de
risque. Cette infrastructure est financée par le budget du département Seine
Saint-Denis et gérée par la Fédération Française des Motards en colère.
Malheureusement, le Circuit Carole est le seul circuit de France réservé
prioritairement à la moto et ouvert toute l'année aux pilotes
amateurs.
[168] Récemment un projet de loi visant le
risque zéro sur la route y a été voté. Dans cette optique, l’interdiction pure
et simple de la circulation des motos a été envisagée pour la première fois dans
ce pays.